Partout dans le monde les peuples premiers dépérissent, victimes d’une acculturation accélérée par les effets d’une mondialisation impitoyable qui exclut les humains de leur environnement, leurs cultures, les transformant en consommateurs hébétés passifs. Il en est ainsi du Groenland, menacé par un État voisin d’être vidé de ses dernières richesses naturelles. Il en est de même du Nunavut voisin, sous domination canadienne. Depuis quelques décennies, des femmes y élèvent leurs voix, comme si elles étaient les dernières gardiennes de la vie. Outre le fait d’en narrer le quotidien, la beauté des paysages, les multiples couleurs de blanc, elles dé-noncent la violence particulièrement sexiste, l’inceste, l’alcoolisme, la drogue, la perte des valeurs, des tradi-tions… Parmi elles, une chanteuse de gorge inuite ayant collaboré avec Björk et qui, selon Wiki-pédia, cherche à repousser « les limites de l’émotion et d’exprimer les instincts primitifs qu’elle croit enfouis au cœur de sa chair ». Tanya Ragaq, née en 1995 à Cambridge Bay, au nord-est du Canada, est une multi-artiste qualifiée de « punk », pratiquant la peinture, la photographie, la narration.
Croc fendu, récit atypique dans ses formes tient du rituel, de la transe, du chamanique. Dévoile une punktitude des origines, une sauvagerie de mangeurs de viande crue, d’homme-phoque mangeur de phoque, le pogo de l’adolescence et ses révoltes, mêlés au côté punkoïde d’une nature qui engendre certes, belle, géné-reuse mais qui n’a pas de sentiment, de compassion et peut se montrer extrême-ment cruelle si on accentue son No Future. Dans ce récit scandé de chants, poèmes, dessins, runes, s’invagine la dureté d’aujourd’hui à un surnaturel qui semble investir, charmer, mais aussi engloutir les êtres. Il est question d’une jeune fille, presque encore une enfant. « J’ai hâte au matin, quand tout le monde redeviendra quelqu’un que j’aime. Un coup d’œil au salon suffit à me révéler dix personnes qui font tout ce qu’elles peuvent pour éloigner leurs Protecteurs. On dirait que c’est toujours comme ça, le but du jeu. Se saouler assez pour se dépouiller de l’écorce de son être, sauf que ça laisse entrer tout ce qu’on ne veut pas être. » Elle vit la vie de ses contemporains harcelée par des adultes perdus, désocialisés, vicieux, viciés, goutte aux premiers flirts, va au lycée, mais se réfugie dans des récits my-thiques de création du monde, les légendes de divinités animales et l’évo-cation de puissances mystérieuses, la langue de son peuple. Le renard y est très présent, insaisissable, protecteur, malé-fique, les aurores boréales aussi. C’est l’une d’entre elles qui la féconde avec pour la première fois, sa bénédiction. Une ma-nière de devenir femme, mère, s’insérant dans un flot de vie tout en se libérant du présent, d’une existence mauvaise et réta-blissant une communion perdue.
Des jumeaux naîtront de cette union, fusionnels, mais très différents, un peu comme le yin et le yang ou même le bien et le mal. Savik, le garçon, « est auréolé d’un électromagnétisme naturel. Il semble exercer sur les gens une fascination presque hypnotisante. » Naja, la fille, « est d’une profondeur sans fin. » Ces enfants périront d’une bien cruelle façon, dans une espèce d’autosacrifice cosmique, sans que toute-fois la vie ne s’arrête tout autour. Là, le lecteur lambda occidental se perd un peu, ne sait plus où est le réel, l’imaginaire, la beauté, la barbarie, la révolte, l’abnégation. Mais il est si bon de se perdre en litté-rature, un monde si étrange, avec l’impression d’être aussi quelque part inuit !
« Ta viande/ Ma viande/ Tu te fais chair/ Je me fais chair. »
Dominique Aussenac
Croc fendu, de Tanya Tagaq
Traduit du canadien par Sophie Voillot, Christian Bourgois, « Satellites », 244 p., 9,50 €
Poches Inuite à crête
juillet 2025 | Le Matricule des Anges n°265
| par
Dominique Aussenac
Par un premier récit très rythmé, tout hirsute d’une poésie révoltée, Tanya Tagaq nous offre un conte à la fois contemporain et multimillénaire.
Un livre
Inuite à crête
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°265
, juillet 2025.

