Qu’est-ce qu’un monstre ? D’où vient-il ? Pourquoi ? Et que peut-on faire pour le vaincre ? Matt Hartley pose ces questions et tente des réponses dans un texte au titre bref : Fille. Elle en est le personnage principal, et tous les autres protagonistes de cette histoire ne sont nommés que par leur fonction ou leur état social : père, homme, médecin, femme, policier. Et puis il y a le Récit. Qui commence de manière on ne peut plus directe : « Une fille s’empare d’un couteau-scie, l’enfonce dans le cerveau d’une femme, la femme meurt. Puis la fille plonge la lame enrouillée dans le ventre de la femme. » Pour en sortir un bébé car la femme est enceinte. « Ce n’est pas une légende. C’est arrivé. Ici. »
Ici, c’est une ferme. Isolée. Loin de tout. Où vivent seuls Fille et Père. Mère est partie, a disparu, on ne sait pas. La suite nous apprend qu’elle aussi a connu un destin tragique, quand elle a voulu partir et surtout emmener sa fille. Fille grandit dans cet isolement total. Elle sème, travaille la terre, récolte, s’occupe des fruitiers, des légumes, des bêtes aussi, avec Père. Apprend à tuer le renard d’un coup de pelle puis à l’enterrer : « Pelle sur tête à Renard, que Renard il se taise. / Pelle sur tête à Renard, que Renard il arrête de gigoter. / Pelle sur tête à Renard, que Renard il dorme. / Fille peut faire ça. Oui. » Et Fille ne sort jamais. Ne va jamais au-delà du sentier, dans cet endroit où vivent « les bons qu’à prendre ».
La première partie raconte cette enfance et retrace la vie à la ferme, jusqu’au meurtre. Les saisons s’écoulent, personne ne vient jamais, et lorsqu’un automobiliste en panne demande un coup de main, c’est face à un fusil qu’il se retrouve avant de prendre ses jambes à son cou. Fille grandit ainsi à l’abri du monde. Les années passent, son corps se transforme, et puis ce sont les premières règles, et Père comprend qu’il va être de plus en plus difficile pour lui de vivre ainsi en autarcie avec celle qui devient une femme. Il s’en va quelque temps, la laissant seule, et c’est là que le drame survient. Fille et Père sont arrêtés et internés. Face à celle qui pour tous est un monstre, une jeune médecin décide de comprendre et d’offrir peut-être une chance à cette jeune fille. C’est la deuxième partie. L’enquête, les interrogatoires et le travail de cette médecin. Pour comprendre. Et petit à petit, patiemment, la parole va doucement reprendre.
Fille a fait ce que Père avait fait à une vache : la tuer pour sauver son veau. Car comme il le lui répète souvent et le lui fait répéter : « C’est papa qui sait. » Et derrière le monstre apparaît petit à petit l’enfant, la jeune fille, celle qui a cru bien faire en faisant sortir ce bébé du ventre de sa mère. Celle qui n’a eu à entendre que les mots de Père. Des mots, juste des mots, à peine des phrases parfois. Des ordres. Jamais d’explications. Un langage fruste, âpre. Et c’est cette langue aride, surprenante, qui fait de ce qui pourrait n’être qu’un fait divers odieux, une fable qui nous questionne : qu’est-ce que le mal ? Comment lutter contre ? Comment renouer des fils qui, trop tendus peut-être, un jour ont craqué ? Où commence la culpabilité ? C’est par la parole, les mots, ou leur absence, que le monde est vu comme incompréhensible et dangereux ; mais c’est aussi par eux qu’il devient possible d’y trouver sa place et de vivre. Avec les autres. La jeune médecin a su par les mots remettre les choses en place et amener Fille à parler, à dire les choses, à raconter le monde terrible dans lequel elle a vécu.
Matt Hartley a écrit ce texte, dit-il, pour répondre à un défi qui se présentait ainsi : « Sauriez-vous amener un public à comprendre et pardonner les raisons qui poussent un personnage à commettre tel ou tel acte. » Le défi a été relevé.
Patrick Gay-Bellile
Fille
de Matt Hartley
Traduit de l’anglais par Séverine Magois
Éditions théâtrales, 84 pages, 12 €
Théâtre Questionner le mal
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Patrick Gay Bellile
Une fable troublante et poétique qui donne aux mots la première place.
Un livre
Questionner le mal
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°255
, juillet 2024.