Le corps d’une langue est mortel autant que la chair ou les civilisations. Mais si les langues meurent, elles ne se taisent pas tout à fait. Elles peuvent refaire surface comme nous le montre Langue d’or, de Philippe Comar, écrivain, plasticien et commissaire d’expositions.
Son roman nous plonge dans un monde d’après l’apocalypse. « Partout des vasières, des crevasses, des flaques de mazout, des blocs de béton éclatés, des rues défoncées où gisent des charognes. » Sous un ciel constamment couvert, orageux et noir, survivent des êtres plus ou moins monstrueux, fruits d’une génétique « dévergondée, sans doute minée par l’amiante, le benzène, la radioactivité ». Un reliquat d’humanité qui se divise en « humains » et « humaines », des géantes – « sur la pointe des pieds, nous parvenons à peine à leur lécher le creux des reins » – aux formes particulièrement plastiques, « aériennes quand elles courent, fluides quand elles nagent, moelleuses quand elles paressent, elles ressemblent à des sofas qui respirent quand elles dorment ». Un monde dévasté, marqué par le retour à la sauvagerie, la disparition des langues et de l’écriture.
Cependant, dans ce monde où l’on communique par interjection, jappements, onomatopées et échange de regards, subsistent quelques rares « causeurs » qui « murmurent des poèmes dans des langues mortes, parfois sans les comprendre, pour le seul plaisir de leur sonorité » et qui parlent une langue française qui est une langue d’emprunt – « une hasardeuse combinaison de Bossuet et de l’Almanach Vermot » – élaborée et apprise grâce aux livres trouvés dans les décombres de la Grande Bibliothèque.
Fifi, le héros-narrateur est l’un de ces « loquaces ». S’il s’emploie secrètement à réintroduire un peu d’ordre dans cet univers où tout est sens dessus dessous, il rêve surtout d’apprendre à parler à l’un de ces enfants qui traînent et qu’on élève dans la plus stricte ignorance tout en stimulant leur agressivité et leur violence. Un projet qui va prendre corps avec la capture d’une petite sauvageonne arrachée à la vase des marécages et munie d’une belle langue. « Ah ! la langue, la belle langue ! Elle apprendra à s’en servir autrement que pour lécher les racines de tubéreuse et sucer des tiges de sureau. » C’est l’histoire de sa séquestration et de son instruction, telle que Fifi l’a gravée au scalpel sur les murs de son dernier refuge, que nous lisons.
On comprend que, pour Fifi – dans ce monde où il ne reste plus de l’Histoire que des fragments et des déchets, où il n’y a plus de mots et où règne la barbarie – il y a urgence à les retrouver, les mots, et à transmettre l’art de lire et d’écrire qu’il a lui-même reçu d’un maître, Domino, un « Chateaubriand en peau de bête », grand consommateur de livres (« Il les dévorait après les avoir lus. ») C’est que les mots « sont faits pour isoler des fragments du monde, pour les détacher comme des silhouettes afin de les faire exister dans la conscience. » À force de parler à sa jeune disciple – qu’il appelle Lalie, diminutif d’Eulalie, « celle qui parle bien » –, de lui lire et relire des histoires, de la nourrir de mots, il la rend vite capable de nommer les bêtes, les plantes, les pierres, et elle comprend, en s’aidant des livres récupérés dans ce qui reste de la Grande Bibliothèque, que la langue est ce qui permet d’évoquer le proche et le perdu, tout ce qui existe et même ce qui n’existe pas. Une évolution qui la mènera à revendiquer sa liberté, à aller et venir, pour le meilleur et pour le pire.
Sans jamais sombrer dans le pathos nihiliste – se lamenter sur ce qu’il est advenu d’un monde où l’on nous a prêché pendant deux millénaires que les hommes sont tous frères ; pleurer une civilisation qui, ayant cessé de s’aimer, a précipité son effondrement –, ce roman décrit, non sans un humour des plus noirs, un monde à l’envers où toutes les normes, toutes les conventions sont inversées, où l’on craint à tout moment « que la paix éclate », où le devoir de fornication est un châtiment, où le progrès chemine « tantôt lent, tantôt rapide, mais toujours à rebours », et où tout ce que l’on ne parvient pas à obtenir par la ruse ou par la force est obtenu « en léchant le fondement des puissants ». Un monde auquel faire face grâce au recours à la langue, à cette matière quasi magique que Philippe Comar revisite à sa façon, la traitant comme un jeu et l’abordant comme un objet d’amour. Qu’il se penche sur ses formes écrites ou orales – qui peuvent être équivoques ou illogiques, savantes ou pittoresques –, c’est le bruissement incomparable de notre langue qu’il donne à ressentir, et sa respiration si singulière.
Richard Blin
Langue d’or,
de Philippe Comar
Gallimard, 258 pages, 21 €
Domaine français Un rire dans la béance des ruines
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Richard Blin
Sur fond d’apocalypse, Philippe Comar fait de l’or de la langue un bien contre l’immonde. Au-delà du bien et du mal.
Un livre
Un rire dans la béance des ruines
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.