Définir un auteur revient à trancher dans le vif de sa parole », dit dans sa préface la traductrice Alexandra Carrasco, également responsable du choix des poèmes rassemblés dans cette anthologie bilingue – survolant avec générosité une quinzaine de recueils – du Cubain José Triana (1931-2018), qui fut également un dramaturge renommé et souffrit, comme tant d’autres, les aléas politiques de son île natale. D’abord exilé en Espagne pour fuir la dictature de Batista, il connut ensuite l’ostracisme sous le régime castriste avant de s’installer en France.
Proche d’écrivains comme Virgilio Piñera et José Lezama Lima, avec qui il partageait, selon sa traductrice, un désir de « syncrétisme entre la culture européenne classique et la “cubanité” », mais pas la volonté de faire école, il signe une poésie au lyrisme tranquille et arborescent, intemporelle, d’un classicisme délicat et d’une grande finesse de touche. Une poésie traversée par des « images de l’enfance », celle « des jours qui filent comme le tonnerre », peuplée de moments où « nous n’étions qu’un seul soupir / remontant au coude à coude les faubourgs ». C’est une enfance villagoise où, « en période sèche », « s’abattait la famine, ce vieux stigmate / ce fidèle et atroce emblème des dieux / infamants et arrogants, qui réclamaient / leurs parts de cadavres et de hurlements ». L’enfant s’étonne « au petit matin / de cette odeur bizarre, de ce brouillard », car « voici la fin du monde, mon cher petit, / la fin assurée » dans laquelle « des monstres invisibles se tortillaient ».
Il se penche sur l’écriture même du poème, « sous la dictée de Lope et Quevedo », tant il est vrai que le siècle d’or a laissé sa marque dans une littérature cubaine que l’on a souvent qualifiée de naturellement baroque : « toi mon poème, mon colloque de cartes, / je te dilate en te soufflant de la fumée ». Mais il invoque également, puisqu’il est question de fumée, le « souvenir d’Henri Michaux » et les puissances oniriques, ces rideaux mobiles : « Quoi qu’il en soit, / je ne rêve pas si je mens et dis que je m’éveille / si à l’instant où je mens / je rêve que je rêve ».
Les rêves et la frontière fragile qui les sépare du réel sont une source poétique, une incarnation évanescente et une manière d’accéder, ne serait-ce qu’imparfaitement, à soi-même : « à travers eux j’entrevois, parmi les signes, ce que je suis, / les métamorphoses que je subis, / et rien de cela ne me satisfait ». Peut-être les rêves ne sont-ils qu’une « sorte d’aide / récurrente ou une manie transitoire ». Le poète alors, attentif à ses « efforts permanents », puisque l’élan lyrique travaille toujours, même en sourdine, se propose de revoir « les textes apparus en rêve, / cette galéjade par nous proférée », tous ces « mouchoirs / qui se vantent de ces décalcomanies ». Soutenu alors par « (s)on orgueil et (s)on zèle », il parvient à « cerne(r) un grand nuage de fumée », car il est dit qu’en « une poignée de mots, l’on entrevoit / une couleur ténue ».
Pour José Triana, la poésie consiste en une approche fragmentaire, non dépourvue de mélancolie, d’une perception sensible. Elle convoque « une présence, un geste, un sifflement », elle est « une échelle / secrète de détails inattendus », et, lorsque le poète soliloque, un « galimatias qui se disperse ». Elle n’en est pas moins, pourtant, une image qui « frappe la moelle des os, / tout en feignant une incroyable innocence ». C’est cet équilibre fragile, cet air de ne pas y toucher, loin de tout surplomb, qui fait toute la valeur de l’écriture de Triana et donne à son « je », si souvent présent, une force qui ne s’impose jamais au forceps.
« Un poème est une expérience qui engage l’esprit et le corps », dit la traductrice, avant d’ajouter qu’il est aussi « un écheveau d’idées et d’images soutenues par des sonorités et par un rythme ». On comprendra, dès lors, que la tâche pour le traducteur n’est pas aisée. Ce serait peu dire qu’Alexandra Carrasco s’en tire haut la main, sachant faire bon usage des contraintes métriques sans tomber dans le piège d’un respect stérilisant de celles-ci. Mais le poète, qu’elle a bien connu (et l’on sent, ici, combien ce lien, cette intimité, a contribué à la réussite de l’anthologie) ne lui avait-il pas dédié, dans son recueil Feuillage doré et foire d’acrostiches, un poème en acrostiche, justement ? Dans celui-ci, il lui donne d’ailleurs, au détour d’un vers, le meilleur des conseils que l’on puisse offrir à un traducteur : « Suis la ligne droite, ne flanche pas ».
Guillaume Contré
Voltes du miroir
José Triana
Traduit de l’espagnol (Cuba) par Alexandra Carrasco
Librairie La Brèche & Pierre Mainard, 324 pages, 20 €
Poésie Au seuil des images
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Guillaume Contré
Lyrique et habitée, la poésie du Cubain José Triana est une chambre aux échos ciselés qui convoque l’enfance et l’étonnement des sensations dans cette remarquable anthologie.
Un livre
Au seuil des images
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.