Nous ne connaissons que quelques bribes des histoires racontées, chaque histoire porte en elle des secrets et comporte de multiples facettes et, malgré de nombreuses tentatives, les romanciers demeurent incapables de la raconter de manière exhaustive ». Nul doute qu’Élias Khoury partage ce diagnostic, qu’il attribue à son narrateur, mais ce n’est pas là un constat d’échec, plutôt un défi à relever. Il lui faut donc près de 400 pages pour nous faire entrevoir les « facettes » multiples de l’existence d’Adam, comme en un kaléidoscope qui présenterait toujours de nouvelles figures, de nouvelles constructions, de nouvelles couleurs. Ajoutons à cela que ce personnage était déjà au cœur du précédent roman Les Enfants du ghetto (voir Lmda N°191) et que nous lisons donc ici comme des variations (au sens musical du terme) de ce destin déjà évoqué.
Nous retrouvons donc Adam, né en 1948 à Lydda-Lod, bourgade en partie détruite et transformée en ghetto par les Israéliens, lors de la Nakba, au milieu des massacres et de la fuite éperdue de centaines de milliers de Palestiniens. Nous le suivons durant quelques années, quittant sa famille et l’adolescence, entrant dans la vie adulte, étudiant d’abord la littérature hébraïque puis la poésie arabe préislamique, avant de devenir journaliste et spécialiste de la musique arabe et admirateur éperdu d’Oum Kalthoum. La dernière partie nous projette dix ans puis vingt ans plus tard, alors que de nombreuses prolepses un peu énigmatiques nous indiquent qu’Adam finira par s’exiler à New York. Les thèmes s’entremêlent : la mort héroïque du père et la survie douloureuse, silencieuse, de la mère, l’apprentissage du désir et de l’amour, le choix de la solitude, la mémoire et la volonté d’oublier, la poésie, le chant et même la cuisine arabes. Les voix se succèdent : Adam fait de nombreuses rencontres et se déploient alors des récits, plus ou moins longs, à l’intérieur du récit qui les entrelace en un système d’échos savants. Des leitmotivs parcourent et structurent cette œuvre dense : ainsi de l’étoile de la mer du titre, cette « Stella maris », promontoire au-dessus de la Méditerranée où se trouve le monastère du mont Carmel, « terrasse de Dieu qui surplombe la blanche colombe baignant dans l’eau que nous appelons Haïfa ». Ainsi de la ville d’Haïfa, microcosme où se croisent les Palestiniens clandestins, les Arabes israéliens, les Juifs ashkénazes, maghrébins ou encore irakiens. Ainsi, bien sûr, de la blessure originelle, de la plaie jamais refermée de la Nakba : ce fut, pour tous, la dépossession puis, pour les uns l’exil et pour les autres cette place comme fantomatique, une sorte d’atroce « invisibilité » : « En créant de toutes pièces le terme “présent-absent”, le législateur israélien fit montre de génie, surpassant l’imagination de tous les écrivains réunis du théâtre de l’absurde en désignant tout un peuple par un titre absurde ». Comme si la Palestine était elle aussi une « Terra nullius », ainsi que la papauté nomma le Nouveau Monde, avant et afin que les Européens s’en emparent…
Adam, lui, en cela fidèle à son prénom, veut être du côté de la vie, refuse de porter le poids des morts. Il décide donc, dans un premier temps, de se faire passer pour juif, avec succès. Son professeur de littérature, à l’université, l’invite avec d’autres étudiants à faire le voyage, initiatique, à Varsovie et Auschwitz. Nous lisons alors, au centre, au cœur du roman, les pages surprenantes et superbes relatant sa rencontre avec Marek Edelman, qui lui raconte son combat dans cet autre ghetto, célèbre celui-là. Il lui explique en particulier pourquoi il n’a jamais voulu abandonner son pays, la Pologne : « Je resterai ici et je mourrai ici car il faut bien que quelqu’un reste auprès de tous ceux qui ont disparu ». À son retour, Adam décide de quitter son masque et de ne plus rejeter « la mémoire de la douleur ». Il voit alors dans la poésie, qu’il étudie, « l’art de se lamenter sur les vestiges » car « l’être humain n’est que la somme des débris de son cœur ».
La force et la richesse de ces pages nous semblent lutter efficacement contre l’oubli et l’ensevelissement des « présents-absents » et les dernières lignes donnent la parole à Jean Genet affirmant que « le génie est la rigueur du désespoir ». Cependant Élias Khoury évoque une hypothèse plus tragique : « Ne vaudrait-il pas mieux enterrer nos histoires ? Les Israéliens nous interdisent d’enterrer nos morts dans nos cimetières, pourquoi ne pas créer une tombe immense, infinie, que nous appellerons la tombe des histoires dans laquelle nous mettrons toutes les histoires de la Palestine, nous comblerons ensuite la fosse avec la terre de nos mots ? »
Thierry Cecille
L’Étoile de la mer
Élias Khoury
traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara
Sindbad/Actes Sud, 382 pages, 24 €
Domaine étranger Les dépossédés d’Élias Khoury
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Thierry Cecille
Dans un puissant roman d’apprentissage, l’écrivain libanais explore ce paradoxe douloureux : être exilé dans son propre pays.
Un livre
Les dépossédés d’Élias Khoury
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.