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Essais Le péril blanc

mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241 | par Valérie Nigdélian

Trois époques, trois voix pour interroger la question de la suprématie blanche dans notre monde moderne. De la littérature de l’essentiel James Baldwin ou de la jeune garde africaine-américaine, Teju Cole, à la philosophie explosive de Charles W. Mills, enfin traduit en France, petit guide de survie dans un monde de brutes.

Leukerbad 1951 / 2014

L’image est saisissante, digne d’un dispositif expérimental. Plongez un corps noir dans un milieu totalement blanc, agitez et voyez ce qu’il advient : dissolution ? perturbation ? cristallisation ? Nous sommes à l’hiver 1951, et James Baldwin a rejoint son ami et amant Lucien Happersberger dans un petit village suisse du Haut-Valais*. Peau noire sur fond de silhouettes aux yeux clairs, qu’un décor neigeux charbonne encore davantage, voici l’écrivain américain à Loèche-les-Bains, là où, « de mémoire d’homme et de toute évidence, aucun Noir n’avait jamais mis les pieds ». Avec la langue vibrante qu’on lui connaît, mélange si singulier d’intelligence, de rage et de blessure, Baldwin fait le récit de ce moment d’altérité radicale où il éprouve, plus encore que dans son Harlem natal, le sentiment d’être « une curiosité vivante ». Mais il fait aussi bien plus que cela : usant de cette expérience singulière comme d’un tremplin, il zoome arrière, plan large, pour balayer l’histoire et l’espace de la domination blanche – et celle de la déshumanisation noire qu’elle sous-tend. Et c’est alors, tandis que le village devient bientôt métaphore de « cet Occident sur lequel (il a) été si étrangement greffé », que l’expérience dévoile cet inattendu renversement : « je suis un étranger ici, mais je ne suis pas un étranger en Amérique (…). En réalité, je ne suis plus un étranger pour aucun Américain vivant. » Avec puissance et élégance, voilà retournée comme un gant cette petite bulle de pureté fantasmatique perchée dans ce « désert blanc », rêve piteux auquel d’aucuns, d’un bord à l’autre de l’Atlantique, s’accrochent pathologiquement. Il faut le marteler, écrit Baldwin : « Ce monde n’est plus blanc, et il ne sera plus jamais blanc. »
Soixante ans plus tard, alors que des émeutes raciales secouent la ville de Ferguson aux États-Unis, le Nigérian Teju Cole rejoue cette expérience suisse. De son séjour à Loèche-les-Bains naît un texte, Corps noir, que les éditions Zoé présentent en miroir à celui de Baldwin. De l’un à l’autre, de 1951 à 2014, les choses ont-elles réellement changé ? Si les cris de « Neger ! Neger ! » ne résonnent plus sur son passage, si la blessure palpitante du premier s’efface quelque peu, cicatrisée par le sentiment d’une identité plus assurée, un pied fermement ancré sur chaque continent, reste chez le second une colère froide face à la persistance de cette « constante de l’Histoire américaine »  : « la vie des Noirs américains est quantité négligeable du point de vue de la police, de la justice, de la politique économique, et des mille formes terrifiantes que prend le mépris ».
Mais il faut continuer d’élargir le plan, quitter la singularité de l’expérience africaine-américaine pour appréhender plus nettement la question de la suprématie blanche dans toute son ampleur. On complétera donc la lecture par celle de l’indispensable Contrat racial du philosophe Charles W. Mills (1951-2021), publié en 1997 aux États-Unis et réédité à l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire avec une nouvelle préface de l’auteur, signée alors que George Floyd mourait entre les mains de la police de Minneapolis. Traduit pour la première fois en français par le rappeur Nebster pour les éditions québécoises Mémoire d’encrier, que dirige d’une main combative l’écrivain haïtien Rodney Saint-Louis, Le Contrat racial s’est imposé depuis sa parution comme un jalon essentiel de la théorie critique de la race, jusqu’à devenir une lecture obligatoire dans le cursus de nombreuses universités américaines. Sur fond de critique du libéralisme (dont, selon Mills, qui a consacré sa thèse de doctorat à Marx et Engels, le racisme est indissociable), l’ouvrage s’inscrit dans une longue lignée de penseurs noirs, amplement cités, tout en reconnaissant l’influence majeure que le féminisme et la théorie critique du genre – et notamment Le Contrat sexuel de Carole Pateman – ont pu avoir sur son élaboration. Comme Pateman en effet, Mills propose ici une ambitieuse refondation, sur le plan conceptuel et théorique mais aussi de façon « incarnée et socialement ancrée », des enjeux majeurs de la philosophie (mâle… et blanche !) et de sa prétendue universalité.
Il faut pour cela, d’abord, déconstruire – et c’est peu dire que l’entreprise est percutante – les valeurs mêmes sur lesquelles nos sociétés occidentales modernes se sont bâties, et dont nous sommes les héritiers : la dignité et les droits de la personne humaine, que garantissent le corps politique, l’État, la communauté. C’est donc à la notion même de contrat social que s’attaque Mills, pour en révéler les angles morts, l’hypocrisie et l’omission constitutives : le contrat social, dans sa dimension universelle, est une illusion qui a bercé toute l’histoire de l’Occident, qui a accompagné – et même justifié – la conquête progressive de la planète et assis la suprématie blanche. Le contrat social, qu’il soit racial ou sexuel, est toujours, dans sa réalisation concrète, réelle, un contrat de domination. C’est, en une claque retentissante, toute notre vision du monde qui en ressort bouleversée.

Le racisme n’est pas « une regrettable déviation de l’idéal » de la philosophie morale, un accident, un épiphénomène, mais « la véritable norme ».

Revenant sur la généalogie de ce concept né au XVIIe siècle sous la plume de philosophes comme Hobbes et Locke, puis développé au siècle des Lumières par Rousseau ou Kant avant d’être repris, au XXe, par John Rawls, Mills interroge ce paradoxe : comment cette norme idéale a-t-elle pu (et peut-elle encore) coexister avec la norme concrète, à l’œuvre partout et de tout temps, du « massacre, (de) l’appropriation et (de) l’assujettissement à l’esclavage héréditaire »  ? Comment l’Europe, au moment où ces grandes théories éthiques se constituent, put-elle sans ciller imposer son hégémonie, culturelle et économique, au-delà des mers ? L’hypothèse de Mills est simple et tient en quelques mots : le racisme n’est pas « une regrettable déviation de l’idéal » de la philosophie morale, un accident, un épiphénomène, mais « la véritable norme », élaborée au sein même de la pensée des Lumières, « non seulement dans le sens de schémas de distribution statistique, mais (…) dans le sens où on les a formellement codifiés, mis par écrit et proclamés comme tels ». Une norme qui permet, au sein même de ce contrat « social » – qui est en réalité un contrat racial – d’introduire une hiérarchie entre les hommes, d’en juger certains inférieurs, car « sauvages », « animaux » ou « non-Blancs », avant de les exclure, de les nier en tant que sujets, ou de les exterminer. Une norme qui éclaire les liens de causalité entre le « miracle européen », « l’ascension de l’Europe vers la domination mondiale », et la conquête coloniale, l’esclavage et le pillage des ressources des terres lointaines. « La suprématie blanche, écrit Mills, est le système politique qui, sans jamais être nommé, a fait du monde moderne ce qu’il est aujourd’hui. »
Blancs et Noirs se constituent donc en miroir : face à une Europe affirmée comme « centre mondial de la rationalité », espace de civilisation, émergent les continents noirs, sauvages, vierges, qu’on peut ainsi « découvrir », conquérir, domestiquer, civiliser, bref : sauver. Piètre idéologie par conséquent que celle du « progrès » et de la « modernisation », qui a servi pendant cinq cents ans de justification principale au déplacement et à la mise à mort du « quart-monde » par l’Occident.
Sur fond de litanies des violences par lesquelles la « blanchité » s’est imposée au monde – génocides, guerres, atrocités, travaux forcés – aux Indiens d’Amérique, Africains, Aborigènes, Bochimans, Soudanais, Japonais, Algériens, Vietnamiens… avant de leur « inculque(r) la soumission », « l’aversion de soi et la déférence raciale envers les citoyens blancs » –, Mills appelle, car c’est un livre de combat, à « construire un métarécit radicalement différent de l’histoire ». À en finir avec « le silence de la philosophie morale et politique dominante au sujet des questions concernant la race (qui) pérennise le privilège blanc ». À reconnaître que si « la race est sociopolitique plutôt que biologique, (…) elle est néanmoins réelle », et que cette reconnaissance est nécessaire si l’on veut la transcender. Pour cela, changer de focale, gagner en profondeur de champ et élargir la vision en complétant cette question fondamentale, « Comment peut-il y avoir de la poésie après Auschwitz ? », par celle-ci : « Comment aurait-il pu y avoir de la poésie avant Auschwitz, et après les charniers dans les Amériques, en Afrique, en Asie ? »

Valérie Nigdélian

* Il existe de très belles images du passage de Baldwin en Suisse : voir le film de Pierre Koralnik, Un étranger dans le village, 1962, sur la page Play RTS de la chaîne suisse RTS.

Un étranger au village
James Baldwin / Corps noir
Teju Cole
Traduits de l’anglais par Marie Darrieussecq et Serge Chauvin
Zoé, 80 pages, 15 

Le Contrat racial
Charles W. Mills
Traduit de l’anglais par Aly Ndiaye alias Nebster
Mémoire d’encrier, 204 pages, 20 

Le péril blanc Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°241 , mars 2023.
LMDA PDF n°241
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