Le poète mexicain Mario Santiago Papasquiaro (1953-1998) est précédé d’une réputation particulière répondant pour ainsi dire à une loi d’inversion des valeurs : c’est en tant que personnage de fiction qu’il aura laissé une trace et son existence réelle ne servirait dès lors qu’à renforcer la puissante incarnation de son double de papier. En effet, tous les lecteurs des Détectives sauvages de Bolaño n’auront certainement pas oublié sa présence sous les traits d’un certain Ulises Lima, parangon du poète total et rimbaldien qui vit, selon ses propres mots, « sans gouvernail » et « dans le délire ».
Tout l’intérêt de la belle traduction que nous propose Samuel Monsalve des vers de Mario Santiago est non seulement de pouvoir juger sur pièce ce qu’il en est de la poésie hirsute des anti-héros bolañiens (comme ce fut le cas lors de la publication des propres poèmes du Chilien), mais surtout de constater que le Mario réel n’a rien à envier à l’Ulises fictif. D’autant que, comme le rappelle son traducteur, « la littérature et la vie, la légende et l’histoire, le mythe et la biographie se mêlent dès le début à l’activité de ce poète hérétique ». Car, fidèle en cela à l’émouvant hommage que lui a rendu son ami, le Mexicain incarnera toute sa vie un idéal poétique à l’écart de toutes les institutions, en écrivant beaucoup, partout, même sous la douche, et sans publier ou presque.
Il fut une sorte de beat radical et provocateur dans un pays brutal où les poètes n’ont que deux possibilités : finir clochard ou décrocher un poste d’ambassadeur. Octavio Paz, la bête noire des « réal-viscéralistes » du roman de Bolaño, fut ambassadeur ; Mario Santiago, lui, sera naturellement « un clochard indomptable ». Son destin était par essence posthume, ce qui le rapproche d’un autre spécialiste de l’abandon poétique, l’Argentin Osvaldo Lamborghini. L’ampleur de sa production ne sera révélée qu’après sa mort prématurée.
« Le monde se livre à toi en fragments / en éclats », annonce-t-il dès les premiers vers de Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger, car « les temps sont révolus où 1 peintre naturaliste / ruminait les excès de son déjeuner / entre deux mouvements de gymnastique suédoise / & sans perdre de vue les tons rosebleus de / fleurs qu’il n’aurait pu deviner même dans / ses cauchemars les plus doux ». Poésie instable, donc, table rase goguenarde qui branle au bord du précipice.
Le « je » poétique peut aussi y être un « nous », celui d’une avant-garde fantôme, pleine des « acteurs de drames infinis », qui s’infiltre dans les fissures. Après tout, « nous sommes encore en vie », répète-t-il comme un mantra. Il écrit « en se laissant guider par le jeu de l’offre & de / la demande la grâce / la sympathie les vibrations soudaines » et même par « le Hasard », car il s’agit d’être, à l’instar de Nicanor Parra, ce grand destructeur de toute creuse versification, un « antipoète ». À ce titre, il se met lui-même au défi : « Si ce n’est pas de l’Art je veux bien me couper les cordes vocales / mon testicule le plus tendre / j’arrête de dire des conneries / si ce n’est pas de l’Art ».
Poésie errante, de l’association d’idées et du télescopage, composée ou improvisée « les doigts englués dans la raideur du papier journal » par celui pour qui « l’Aventure est le noyau de mon système solaire », mais poésie nocturne, aussi : « Quelle lune ! / comme 1 ongle coupé / comme une grappe de sperme / suspendue / sur le dos crispé de la nuit ». Poésie intense, toujours.
Guillaume Contré
Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger
Mario Santiago Papasquiaro
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Samuel Monsalve
Édition bilingue, Allia, 80 pages, 7 €
Poésie Collisions poétiques
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Guillaume Contré
L’édition d’un long poème de celui qui fut l’ami le plus proche de Roberto Bolaño nous plonge dans un lyrisme chahuté aux images puissantes.
Un livre
Collisions poétiques
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.