Un livre

Fort-Cigogne

de Jean-Pierre Abraham

Editions Temps qu'il fait

Dans ce monde, le paysage change au rythme des marées. Pour se déplacer sur l’eau en parant tous les dangers, on suit des alignements, grâce à une ficelle tendue sur la carte marine en papier. Si on veut aller voir quelqu’un sur une île voisine, on prend une prame et on godille (traduction pour les terriens : une prame, c’est une plate, un canot. Et la godille, une méthode élégante de la faire avancer).
La réédition de Fort-Cigogne, initialement paru en 1996, offre de délicieuses retrouvailles avec Jean-Pierre Abraham, auteur subtil, qui fut gardien de phare (son récit Armen fait partie des grands textes de la littérature maritime du XXe siècle). Il est mort en 2003, à 67 ans. Ce petit livre – puzzle impressionniste de moments souvent calmes, paragraphes paisibles capturant une lumière ou des bouts de conversations – nous emmène sur l’île Cigogne, au milieu de l’archipel des Glénan (sans S), dans le sud de Concarneau. Un chapelet éparpillé d’îles, îlots, rochers, cailloux, épaves. La plupart des humains présents sont liés à l’école de voile des Glénans (avec S), jamais nommée mais bien présente. Une légère ironie et de la tendresse. Abraham est de la maison : il fait partie des rédacteurs de la « Bible », le Cours de navigation, dans lequel des générations de voileux ont tout appris. Il rapporte des bribes de légendes, comme ce curé qui venait officier dans la chapelle, aujourd’hui en ruines, de l’île du Loc’h : « Quelques fois pendant la messe, on voyait se promener une langouste échappée du panier où l’abbé renfermait sa pêche », lui qui « ramait, le chapeau en arrière et sa vieille soutane gonflée par les rafales ».
Dans le monde maritime, les fonctions ont un genre, et ça ne rigole pas. Abraham se souvient de l’appel de détresse d’un cargo, au large, écouté sur les ondes courtes : « LE radio du bord était une femme ». Depuis l’installation de l’école de voile, les idylles sont nombreuses : « des centaines depuis cinquante ans ». Des milliers, plutôt, l’auteure de ces lignes en sait quelque chose.

Anne Kiesel

Fort-cigogne
Jean-Pierre Abraham
Le Temps qu’il fait, 104 pages, 16 €