L’École de la forêt est le premier roman de Carla Demierre (née en 1980) mais pas son premier livre. Six autres ont précédemment paru chez des éditeurs (Léo Scheer, Héros-Limite, art&fiction…) que l’expérimentation formelle n’effraie pas. Pas d’expérimentation à proprement parler ici, le souci de la narration, qui n’est toutefois pas linéaire, n’étant jamais oublié au profit d’une quelconque virtuosité scripturaire. C’est à la manière d’un récit d’émancipation que Carla Demierre raconte l’histoire de deux sœurs, Arole et Bleuet, qui faussent compagnie à une communauté vivant en autarcie, pour se réfugier dans une cabane au fond des bois. Depuis cet endroit isolé qui symbolise leur état de dissidence, le duo témoigne, établissant à travers une libre parole enfin retrouvée, une sorte de solde de tout compte. Ces frondeuses depuis toujours réfractaires à l’enseignement vaguement sectaire d’une poignée d’hommes qui jouent aux gourous, mettent des mots sur ce qu’elles ont vécu jusque-là : « Pendant longtemps leur capacité de révolte s’est résumée à une indiscipline quotidienne, un peu de désobéissance dans chaque geste ordinaire, de l’indocilité dans les tâches ménagères, un refus de principe incorporé dans la parole, une insoumission aux croyances, des émeutes dans la tête pendant la méditation. »
Au-delà de la reconstitution des faits et de la galerie de portraits des membres de la communauté, le roman de Demierre vaut surtout par la complicité qu’il y a entre les fugueuses adolescentes, laquelle passe d’abord par la réappropriation de leurs singularités respectives. Se raconter leur histoire commune, avec une malice qui met à distance colère et plainte, est le moyen pour elles de reprendre possession de leurs existences, de leurs identités. L’image des morceaux à recoller, à rassembler, revient plusieurs fois au cours du livre, signifiant que la pression du groupe a sinon brisé du moins éparpillé quelque chose en elles.
Cartographie d’un univers mental sous influence (celle « d’une doctrine bornée, misogyne et souvent délirante »), le récit fait ainsi de constants allers-retours entre la situation présente (la cabane) et le passé plus ou moins proche des filles. On se dit, en suivant le cheminement d’émancipation aussi physique que psychologique de ce tandem attachant, que cette remémoration active est la condition préalable d’un nouveau départ. Faire œuvre de langage – dire, parler, croiser les perceptions, écrire tout aussi bien – pour vivre à nouveau, repartir de zéro. Faire toute la lumière sur leur expérience ouvre aux sœurs tout un champ des possibles et des espérances. Dans ce roman où la poésie parfois affleure, se dit donc la nécessité vitale d’être à soi coûte que coûte et quoi qu’il en coûte. « La cabane est petite mais agréable… » Ainsi commence l’exergue du livre, signé Richard Brautigan. Petite, oui, peut-être, mais grande l’expérience de libération qui s’y joue.
Anthony Dufraisse
L’École de la forêt
Carla Demierre
Corti, 160 pages, 18 €
Domaine français Les échappées
février 2023 | Le Matricule des Anges n°240
| par
Anthony Dufraisse
un premier roman d’émancipation où la parole se fait reconstructrice.
Un livre
Les échappées
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°240
, février 2023.