Walter Benjamin, en tête de crise
- Présentation Un flambeur dans l’incendie
- Entretien Courroies de transmission
- Bibliographie Bibliographie indicative
- Autre papier Sur Le Capitalisme comme religion
- Autre papier Walter Benjamin contre le <I>fake</I>
- Autre papier Le courrier de l’humanité
- Autre papier Taupes, tigres, Proust
- Autre papier La mélancolie à double tranchant
- Entretien Tentative d’épuisement de l’époque
Soyons des taupes et des tigres. Chez Marx, la taupe de Hamlet (« bien creusé, vieille taupe », dit le prince danois au fantôme de son père assassiné), devient l’esprit qui creuse ses galeries souterraines, avant de resurgir à la pleine lumière, la gueule pleine de ses trouvailles merveilleuses, capables de renverser le vieux monde.
Chez Benjamin, la taupe est devenue tigre : il parle du « bond du tigre dans le passé », capable de saisir ce qui risque sans cesse de disparaître à jamais. « C’est une image irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu comme désigné par elle. »
Notre présent est sans cesse convoqué par les puissances enfouies du passé.
Cette idée ô combien nécessaire et galvanisante, on peut s’en imprégner encore chez Levinas par exemple, dans son article « Le judaïsme et le féminin » : « On peut certes se demander si des idées qui ne peuvent pas pénétrer dans les masses et qui ne se transforment pas en technique déterminent encore la marche du monde et si le christianisme n’avait pas été la dernière et l’unique entrée du judaïsme dans la Grande Histoire. Mais ce serait à l’avance mépriser la valeur intrinsèque de la vérité, ne lui reconnaître d’autre universalité que celle qu’elle reçoit du consensus de tous. Ce serait surtout penser que l’idée révélée vit continuellement dans l’histoire où elle s’est révélée. Ce serait lui dénier une vie profonde et des entrées brusques dans l’histoire, par éruption. Ce serait méconnaître l’existence volcanique de l’esprit et somme toute, la possibilité même du phénomène révolutionnaire. »
La tâche de Benjamin, la nôtre à sa suite avec des moyens tout autres : ouvrir des brèches dans le présent (« chaque seconde est la petite porte par laquelle peut entrer le Messie »), pour y faire entrer les puissances encore inaperçues, inouïes du passé, à rebours du « patrimoine culturel » des dominants : « Quiconque a, jusqu’à ce jour, emporté la victoire, marche dans le cortège triomphal qui fait avancer les dominants actuels sur ceux qui sont aujourd’hui au sol. On emporte le butin dans le cortège triomphal, comme cela a toujours été la coutume. On lui donne le nom de patrimoine culturel. »
La taupe et le tigre font fi des proportions habituelles, des hiérarchies et des valeurs en cours : ils font vaciller le présent en le télescopant avec le passé. La véritable fonction de la littérature : rendre impossible la réalité telle qu’elle est.
Dans les Récits de la Kolyma de Chalamov, un livre de Proust arrivé on ne sait comment dans le Goulag, disparaît et pour un bref instant, l’horreur est suspendue.
« Le livre avait disparu. Qui allait lire cette prose étrange, presque impalpable, comme prête à s’envoler dans le cosmos, et où toutes les proportions étaient dérangées, décalées, où il n’y avait ni grand, ni petit ? Tous sont égaux devant la mémoire comme devant la mort, et l’auteur a parfaitement le droit de se...