Walter Benjamin, en tête de crise
- Présentation Un flambeur dans l’incendie
- Entretien Courroies de transmission
- Bibliographie Bibliographie indicative
- Autre papier Sur Le Capitalisme comme religion
- Autre papier Walter Benjamin contre le <I>fake</I>
- Autre papier Le courrier de l’humanité
- Autre papier Taupes, tigres, Proust
- Autre papier La mélancolie à double tranchant
- Entretien Tentative d’épuisement de l’époque
Si, comme toute grande pensée, celle de Walter Benjamin est un outil pour comprendre notre époque, elle l’est peut-être plus encore de par sa forme inachevée, pour laquelle fragments, notes, brouillons déroulent une pensée ouverte, laissant plus que d’autres place à l’interprétation, ramifications, méandres, dédales aussi, lorsque le sens échappe, ou presque, tant l’esprit allait vite, tant la phrase ne parlait qu’au moment où elle s’écrivait.
Tel est Le Capitalisme comme religion (Payot & Rivages, 2019), fragment de 1921 publié pour la première fois en 1985, quelques feuillets obscurs et pourtant lumineux qui commencent par une phrase simple, toute simple : Dans le capitalisme il faut voir une religion, suivie de : Le capitalisme sert essentiellement à l’apaisement des mêmes soucis, souffrances et inquiétudes auxquels les religions apportaient jadis une réponse. Une affirmation anodine et pourtant aussi fracassante que le « Dieu est mort » de Nietzsche, auquel Benjamin se réfère dans les mêmes pages, car déclarant une chose inouïe, surtout en un temps, le nôtre, qui repousse l’idée même de religion et se veut, selon ses propres termes, parfaitement laïque : notre monde est religieux, et seul le contenu que nous associons à cette notion s’est déplacé.
Benjamin explique, décrit cette religion, son culte permanent, célébré sans trêve et sans merci écrit-il, dans lequel l’incroyant, celui qui ne s’y adonne pas parce qu’il refuse de produire ou de consommer, est coupable, et doit être châtié. Dans la religion capitaliste il n’y a pas d’expiation possible, il n’y a que des punitions. Et à notre tour de voir dans ce dieu caché les traits de Ploutos ou de Mammon avec son appareil de loi (du marché), de doctrine (économique), de foi (en la croissance infinie), de temples où sacrifier à des idoles à la fois saisissables et insaisissables (le texte de Marx sur les « subtilités métaphysiques et les arguties théologiques de la marchandise » n’est bien sûr pas loin), de fidèles et de clergé, de prophètes et de saints. Dans un autre texte, Benjamin rapproche les billets de banque des images pieuses.
Ce fragment dit ainsi, et là est son extraordinaire lucidité, que malgré nos dénégations nous vivons dans un monde profondément religieux et, par voie de conséquence, qu’il n’y a pas de société sans Dieu, puisque même notre modernité, pourtant édifiée sur sa mort déclarée, en a simplement recomposé les formes (Benjamin parle du capitalisme comme d’un « parasite du christianisme »). Notre civilisation son Dieu. Et l’on pourrait dire aussi : elle a le Dieu qu’elle mérite. Mais alors, demande ce texte, si le capitalisme est une religion, totale, englobante, sans trêve et sans merci, quelles sont, dans ce nouvel ordre séculier, les formes contemporaines du sacré ? Et aussi : qu’en est-il aujourd’hui de la profanation et du blasphème ? Et encore : si le capitalisme est une religion, comment devenir athée ?
Bruno Remaury
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