Ne boudons pas notre plaisir : huit ans après Faux Papiers (Actes Sud, 2014), le retour de Paul Nizon en librairie est une nouvelle dont il faut se réjouir. D’autant qu’il s’agit ici d’un Nizon inédit, et pour une large part antérieur à l’œuvre romanesque (initiée en 1959 avec Les Lieux mouvants) : le critique d’art, habit sous lequel il a affûté son regard et fourbi ses armes d’écrivain.
Né en 1929, Paul Nizon est âgé de 28 ans lorsqu’il soutient sa thèse sur les débuts de Vincent Van Gogh. Dans la foulée, il devient conservateur assistant au musée historique de Berne et correspondant de la Neue Zürcher Zeitung (il en sera le critique d’art en chef en 1961, responsabilité qu’il abandonnera assez vite pour pouvoir se consacrer à l’écriture romanesque).
Recueil de morceaux choisis réunis pour la première fois (une bonne quarantaine au total, parmi les quelque deux cents textes critiques que Nizon a écrits pendant plus d’un demi-siècle), Le Regard ramassé comporte trois sections, dans lesquelles l’œil averti de Nizon observe tout d’abord les précurseurs de l’art moderne, avant de passer à la modernité proprement dite et à la visite de quelques ateliers d’amis peintres (ateliers dont il dit aimer « l’atmosphère de cuisine, avec tous les pots, les bacs et les spatules au moyen desquels sont créées les œuvres »).
On entre dans cet ensemble en compagnie de Goya, à qui Nizon a consacré une monographie, et à qui il dit avoir voué « une grande passion ». On en ressort escorté par le souvenir de Giacometti, après avoir côtoyé les plus grosses pointures du XXe siècle (Picasso, Rothko, Pollock par exemple) et quelques artistes moins attendus, ou moins connus du grand public (Otto Tschumi, Henri Laurens, Hans Falk, Varlin, Egbert Moehsnang…). Et comme pour permettre au lecteur de se remettre de ses émotions, Nizon s’arrête sur deux événements artistiques d’importance : la Biennale de Venise (dont l’édition 1968, qui fut boycottée pour des raisons politiques), et la foire de Bâle de 1971.
Du propre aveu de l’auteur, ces travaux doivent être considérés pour une partie de son parcours d’écrivain, et même « comme un chapitre » de ses années « d’apprentissage de prosateur ». L’écriture y est précise, efficace, volontiers assertive, capable de résumer en une phrase ce qui fait la singularité d’une démarche artistique : « Miró entreprend méthodiquement d’exhumer le monde des formes qui sommeille dans le subconscient et les rêves. » Quant au propos, il est riche, souvent brillant, documenté, et formulé avec une sorte d’évidence qui finit par nous convaincre que Nizon a raison, et qu’il sait. Certaines pages, comme celles qui évoquent ce drôle de « moine peintre » que fut Morandi, ou celles consacrées à Van Gogh, qui « s’est raccordé à l’art comme à un respirateur individuel », sont davantage celles d’un écrivain que d’un critique d’art. Elles font mieux qu’annoncer l’œuvre à venir : elles en sont les premières mesures.
Sous-titré « Une anthologie de l’art moderne », ce volume donne au lecteur l’impression d’avoir mis les pieds dans une immense rétrospective sur la production artistique du XXe siècle, même s’il manque quelques grands noms (Cézanne, Kandinsky, Klee, Dalí, Magritte…). Il est un musée à part entière, ainsi qu’un hommage à la modernité (on tient là ce qu’elle a produit à la fois de meilleur et de plus audacieux) dont l’écriture romanesque de Nizon va se nourrir pour donner naissance à Canto, publié en 1963 (une forme d’écriture que l’auteur a définie comme étant de l’« action prose », en écho à l’action painting de Pollock).
Didier Garcia
Le Regard ramassé
Paul Nizon
Traduit de l’allemand par Frédéric Joly
Actes Sud, 384 pages, 24 €
Essais Au musée Paul Nizon
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Didier Garcia
Avec Le Regard ramassé, l’auteur de Canto nous entraîne au cœur de la modernité artistique. Qui est aussi la sienne.
Un livre
Au musée Paul Nizon
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.