Elle est mise sur le gril. Décortiquée. Et souvent renvoyée dans les cordes. Elle est aussi parfois encensée, quand elle sait, du monde, dire la complexité. Sous la plume de Christian Bruel, qui en est une figure incontournable, l’édition jeunesse, puisque c’est d’elle dont il est question, est ici impeccablement décryptée. On sait la nature engagée du bonhomme, dont Le Sourire qui mord vit le jour en plein printemps des éditeurs, au mitan des années 1970, avant de laisser place aux éditions Être jusqu’en 2011. Cette soudaine éclosion de petites structures, souvent issues de la mouvance militante post-soixante-huitarde, allait faire bouger les lignes dans un paysage éditorial éminemment conservateur. Parce que, écrit-il, « (t)oute l’offre de lecture est engagée. Engagée quand s’y trouve reconduit l’ordre “naturel” du monde en filigrane des images et du texte proposés. Engagée quand elle n’y consent pas. Engagée enfin quand la langue, les thèmes et la manière s’aventurent au-delà du convenu et que les lire nous change et nous engage, quel que soit notre âge », il sera ici question de l’ordre (dominant) et des tentatives (plus ou moins abouties) de le déconstruire, le contester – sinon le renverser – pour dessiner d’autres demains.
Depuis cet ADN politiquement incorrect et furieusement créatif, Bruel dresse un panorama sans concession du secteur et de ses productions, « que tout pouvoir, politique ou domestique, entend peu ou prou contrôler ». S’appuyant sur une mine d’exemples (une véritable bible pour tout professionnel de l’enfance) tirés de l’histoire de l’édition et de la presse enfantine (depuis le début du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui), il interroge ce que l’on donne à lire et à voir à nos chers bambins, tout autant que ce qu’on occulte, pour identifier, sous un semblant de neutralité « paisible et consensuelle », la grande machinerie de la reproduction sociale.
Plus fondamentalement, c’est toute l’approche de cette nouvelle catégorisation sociale née après-guerre, la « jeunesse », qui est ici questionnée – une jeunesse que l’on s’acharne à la fois à protéger de la ruine morale liée à de « mauvaises lectures » et à éduquer par des représentations édifiantes – et souvent lénifiantes. Sacrifiés sur l’autel de la censure, et plus encore de l’autocensure ou de toutes les bien-pensances, « des pans entiers de la réalité sont oblitérés » : genre et identité sexuelle, inégalités sociales, racisme, violences de tous ordres, politique restent majoritairement sous les écrans radars, au profit d’une vision du monde drastiquement édulcorée. Un phénomène d’autant plus prégnant que l’édition contemporaine se concentre toujours un peu plus, générant les phénomènes que l’on sait de standardisation de l’offre et de « nivellement des imaginaires et des savoirs ».
Mais parce que la critique se veut ici constructive, Bruel propose un plaidoyer d’une vivifiante acuité pour construire un autre modèle, s’appuyant sur son expérience d’éditeur et une analyse fouillée des pépites que la production jeunesse recèle – comme le « marabout-bout-d’ficelle iconique et mental inépuisable » de Tout un monde (Thierry Magnier, 1999), le malin Cité Babel (Éditions des Éléphants, 2015) ou le désamorçage en règle de l’horizon d’attente d’Une super histoire de cow-boy (Les Fourmis rouges, 2018). Libres et ouverts, fondés sur le concept central de « coopération interprétative » forgé par Umberto Eco, ces ouvrages font le postulat d’un lecteur actif, tricotant ensemble texte et images (l’« iconotexte ») et co-construisant le sens de l’œuvre. Sans démagogie, Bruel proclame ainsi la nécessaire (et salvatrice) confiance en l’intelligence du public, le choix de la polysémie contre la monovalence, celui des singularités (ce qu’il appelle les « micro-climats de lecteurs ») contre une universalité anémiée. L’enjeu, celui d’une résistance à toutes les hégémonies et d’une authentique vitalité démocratique, est bien « que la puissance d’agir modifie tant soit peu l’existence de personnes passant de la consommation solitaire à la tranquille évidence collective d’être des sujets sociaux à part entière, cherchant à faire leur miel avec l’offre quitte à l’enrichir, y puisant la faculté de repenser le monde et de peser sur le proche et le lointain, pour que le politique prenne le pas sur la politique ».
Valérie Nigdélian
L’Aventure politique du livre jeunesse
Christian Bruel
La Fabrique, 394 pages, 18 €
Essais Libérer Martine… et les autres
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Valérie Nigdélian
Christian Bruel signe un essai passionnant sur l’histoire et les enjeux politiques de l’édition jeunesse.
Un livre
Libérer Martine… et les autres
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.