Une jeune femme qui, comme Tirésias, ne se veut ni fille ni garçon, livre le récit de sa vie à Enée fuyant Troie. Sa parole, sur le bateau de ce dernier, est une offrande à celui qui l’a « secourue, tirée de l’île où j’étais démon ». Déguisée en garçon, elle aurait suivi Ulysse jusque dans les âpres combats que nous connaissons. Sur le chemin du retour, un chant de femme entendu sur l’île des cyclopes la convainc d’abandonner l’aventure amère d’un roi pour celle de la terre. Pour Shilo, la cyclope-sirène qui l’a attirée là, la jeune humaine éprouve une fascination mêlée d’un érotisme balbutiant. À la demande de Shilo, elle n’hésite pas à attaquer les quelques mâles de l’île afin que là aussi il n’y ait « Plus de roi, plus de combat, jamais. La paix, la vraie paix. » Aveuglée par cet idéal, la jeune fille se fait à nouveau guerrière et apporte la mort au sein d’un peuple qui n’est pas le sien.
Lecture et reconstitution genrées de l’univers de l’Iliade, l’Odyssée et l’énéide cousus ensemble, le texte de Sébastien Ménestrier ressemble à un manifeste. Il s’écrit comme une suite de quarante-deux petits chapitres de deux pages tout au plus, pages que les mots n’osent même pas remplir complètement, laissant de grandes marges blanches. Ces fragments s’enchâssent comme des perles sur un fil : le ton, toujours délicat et égal, est celui de qui a tout vu. La pudeur timide de cette confession nous emporte loin de l’épopée et – semblable en cela à la réécriture dadaïste par Aragon des Aventures de Télémaque de Fénelon – déplace le regard vers d’autres horizons : les matières de l’île, ses rythmes et ses conditions.
On peut s’interroger sur cet écrit simpliste « à la gloire des femmes » (selon l’éditeur) mais dédié à Michel Tournier, et qui campe une jeune fille à la conquête d’un « endroit, une histoire qui serait à moi ». Contrairement à Robinson, elle n’y arrivera pas. Pour elle qui ne fait que suivre des rois ou des reines, pour cette femme finalement sauvée par un homme, l’île s’apparente à une parenthèse de sauvagerie.
Feya Dervitsiotis
Le Chant de Shilo
Sébastien Ménestrier
Zoé, 96 pages, 12,50 €
Domaine français Le Chant de Shilo
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Feya Dervitsiotis
Un livre
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.