Quoiqu’il puisse être considéré comme un grand écrivain français du siècle dernier, au même titre qu’Henri Calet, Paul Gadenne reste traité comme s’il n’était qu’un petit-maître, à l’image de ces peintres de l’âge classique, talentueux mais sans aucun succès de cours. Gadenne, qui participait à la course aux prix de l’automne 1941 pour son roman Siloé – « Un premier livre qui est un grand livre » (Aujourd’hui, 20 août 1941) – aux côtés de Raymond Guérin, « actuellement prisonnier », de Georges Magnane ou de Pierre Béarn, et n’obtenant ni le Femina, ni le Goncourt, ni le Prix des critiques, ne suscita finalement l’intérêt que dix-sept ans après sa mort, le 1er mai 1956 à Cambo-les-Bains. Puis, cycliquement, une fois toutes les décennies, lorsque Didier Sarrou, le collègue de sa veuve Yvonne Gadenne, devenu son exégète, trouvait un éditeur dévoué à la cause de cette plume incomparable. Il y eut d’abord Le Tout sur le Tout, Le Seuil et Séquences, avant que « L’Imaginaire » ne rompe la jachère, puis Actes Sud qui s’empara d’une nouvelle étonnante, « Baleine », publiée d’abord par Albert Camus dans la revue Empédocle en 1949… Ce fut alors la révélation au grand public de l’écrivain Paul Gadenne : on s’arracha plusieurs éditions de sa petite pièce de prose de trente-six pages si denses…
Paul Gadenne arrivait au terme de sa vie lorsqu’il produisit ce texte radical. Alors qu’il travaille à son roman L’Avenue (1949), interrogation sur la quête de l’absolu par le truchement d’un personnage artiste, comme souvent chez lui, il reprend un texte qu’il a entamé deux ans plus tôt et y insuffle sa vision du monde en ce moment singulier : il est alors en pleine lecture de Franz Kafka, nouvellement traduit en français. C’est la visite avec son épouse à une baleine échouée, le 7 mars 1947, qui a déclenché chez lui le processus créatif. Son geste est fulgurant, inspiré par le Kafka de Max Brod. Les personnages de la nouvelle, Pierre et Odile, se trouvent confrontés à travers le cadavre de la baleine échouée sur la plage à l’ambivalence du divin qui autorise les monstres. Ils sont ainsi soumis à la possibilité d’adhérer à l’événement en acceptant la bête, sa décomposition, dans un acte de foi qui dépasse la recherche d’explication ou le recours à un divin strictement et infiniment positif. Alarme des guetteurs basques de la côte, « Baleine ! » appliqué au romancier devient un cri intérieur dans la tension du créateur vers la perfection, à travers le processus mental d’une recherche de la transparence absolue. C’est probablement là la source du fort pouvoir de suggestion qui exsude – comme les sanies coulent de l’œil de la baleine – des écrits de Paul Gadenne, apparemment simples mais terriblement marquants, prenants, émotionnants. « Je voudrais être la baleine », dit Yvonne, parce que « ce n’est pas juste qu’elle soit morte, et moi vivante ». La baleine représente l’impossible ; Yvonne/Odile comme Paul/Pierre sentent qu’ils doivent désirer cet impossible....
Dossier
Paul Gadenne
L’intranquille observateur
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Éric Dussert
Chef-d’œuvre en perpétuel péril, l’œuvre de Paul Gadenne (1907-1956) est à redécouvrir de décennie en décennie… Malgré ses envoûtantes beautés, sa poésie et les interrogations profondes qu’elle nous propose.
Un auteur