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Domaine étranger De béton et d’acier

mars 2022 | Le Matricule des Anges n°231 | par Camille Cloarec

Derrière la description d’un gigantesque chantier au lendemain de l’indépendance du pays, l’Indienne Kamala Markandaya analyse les rapports de pouvoir et de domination.

C’était une ville d’hommes. » Voici les tout premiers mots du Grand Barrage, qui enserrent à eux seuls le baraquement construit en pleine jungle dans lequel les ouvriers, britanniques et indiens, résident. La géographie des différents bungalows est soigneusement hiérarchisée. Les anciens colons à la tête des opérations en occupent la partie la plus sophistiquée. Quant au reste des troupes, il se contente des habitations moins résistantes. Et la tribu qui vivait sur ces mêmes terres auparavant en a tout simplement été évincée. En d’autres termes, pour donner une impression fidèle des lieux, c’était « comme si un petit bout d’Angleterre était venu s’égarer sur un sol où il n’avait pas sa place ». En effet, l’indépendance de l’Inde (1947) est toute récente, ce qui n’empêche guère les projets disproportionnés d’être catapultés à travers le pays depuis Londres, ni le mépris de la civilisation occidentale d’irradier un territoire jugé sauvage. Ainsi en va-t-il de Clinton, le grand chef du chantier, qui « avait résolument promis aux populations locales affolées qu’il les ferait entrer dans le XXe siècle, qu’elles le veuillent ou non ». Le barrage est pour lui synonyme de progrès et d’ambition. Son assurance à toute épreuve est cependant secouée à l’arrivée de sa jeune épouse, Helen, l’une des rares présences féminines du campement. Secrète, curieuse, observatrice, cette dernière va se rapprocher des habitants chassés et aller jusqu’à apprendre « leur baragouin ». Tandis que les chemins du couple peu à peu s’éloignent (« c’était comme s’ils marchaient à des étages différents : lui sur le pont routier, elle sur la voie inférieure »), la construction du barrage progresse, malgré les obstacles à répétition – matériel non fourni, accidents mortels et, surtout, l’arrivée tant crainte de la mousson.
Car l’Inde demeure une vaste étendue hostile et hermétique pour ceux qui l’occupent sans y être les bienvenus. « La plupart contemplaient l’Inde en sentant monter en eux des élans de supériorité rendus pénétrants, exaltants et grisants par la peur, une peur indicible et inavouée de mettre un pied au-dehors, car c’était risquer, comble de malheur, de voir son identité totalement et effroyablement engloutie dans un océan d’inconnu. » Chacun des personnages qui enveloppent le quotidien de Helen et Clinton illustre, à sa façon, la complexité de ce constat. Le bras droit de Clinton, Mackendrick, fait ainsi preuve d’une perspicacité rare à l’endroit des populations opprimées et des désastres engendrés par la colonisation. Cependant, c’est loin d’être le cas de bon nombre de ses collègues qui, à l’image de Rawling et de sa femme, s’obstinent à prolonger le Raj britannique tout en faisant preuve d’un racisme de chaque instant. Le caractère rétrograde de ce type de comportement, guidé par l’angoisse et l’ignorance, s’accentue de jour en jour (« les conseils de Millie avaient pour Helen une odeur de banlieue : de petites clôtures bien raides érigées par de vieilles femmes stupides, effrayées à l’idée de se faire ravir leur mode de pensée »). Du côté indien, la situation est tout aussi épineuse. Il y a ceux qui se noient dans une attitude obséquieuse et servile, comme le domestique Das. Il y a aussi une main-d’œuvre fascinée par la perfection des machines occidentales, comme c’est le cas de Bashiam, un ancien membre de la population tribale ayant choisi de déserter ses collines natales. Enfin, il y a ceux qui résistent, menés par Krishnan : « son perspicace esprit de brahmane repérait avec finesse les techniques de séduction, de persuasion et de coercition des Occidentaux. Telle était la nouvelle trinité qui guidait les pas ».
Kamala Markandaya (1924-2004), journaliste et écrivaine née à Chennai (dans le sud de l’Inde) et ayant vécu la plupart de sa vie au Royaume-Uni, décrit avec une lucidité et une profondeur saisissantes les rapports qui lient ces êtres les uns aux autres – rapports définis par la subordination, le désir, l’autorité, l’admiration, la jalousie. Le monde dans lequel elle nous fait pénétrer, colonial et masculin, pétri de condescendance et de préjugés, se révèle être d’une violence extrême. « La force : on ne parlait qu’en position de force », résume Clinton. En analysant minutieusement les ressentis de ses personnages, qui sont des condensés de leurs horizons, leurs positions, leurs certitudes et leurs aspirations, l’autrice esquisse un tableau impitoyable des relations humaines. Bercés par une nature inhospitalière qui forme la menaçante toile de fond de leur quotidien, les protagonistes avancent vers leur destin d’une manière rigide, tragique, inflexible. Comme s’ils n’avaient d’autre choix que de laisser, inlassablement, la même histoire se répéter : celle de la domination d’un peuple sur un autre.

Camille Cloarec

Le Grand Barrage
Kamala Markandaya
Traduit de l’anglais (Inde) par Christine Raguet
Zoé, 318 pages, 21

De béton et d’acier Par Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°231 , mars 2022.
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