Un homme s’installe avec femme et enfant dans la région de l’Elbe, il revient dans le pays de son enfance. Au cœur de ce territoire luxuriant, entre forêts d’arbres et d’aiguilles de grès, il reprend le fil de ce qui avait été interrompu. S’éloignant de leur maison, ses escapades le mènent là où, à l’adolescence, en voulant escalader un rocher à sa suite, son meilleur ami avait fait une chute qui lui avait coûté une jambe. Comme à la recherche du membre fantôme, le narrateur est pris par le vertige d’un retour en arrière. Il renoue avec ses fugues enfantines dans une forêt à la fois habitée par ses fantômes et par un camp de néonazis. Entre les troncs et les fougères, ce sont deux nostalgies qui se cristallisent et se font face : celle du narrateur pour son enfance et celle des néonazis pour le IIIe Reich. Taillés sur les parois d’une caverne où il se réfugiait enfant, les « troupeaux de bêtes sauvages qui passent » ont été remplacés par des croix gammées et des insignes SS, des images « de corps déformés de manière grotesque ».
Progressivement, tandis que les ombres des néonazis se font plus menaçantes, sa quête du passé rend cet homme incapable de mener une vie de couple, d’adulte. Il disparaît plusieurs jours de suite, oublie d’aller chercher sa fille au jardin d’enfant… Du haut d’un récif, il voit « D’un côté la maison, où Christina met en ce moment la Petite au lit. De l’autre le village de mon enfance ». Hésitant entre retomber en arrière et aller de l’avant, il tient en équilibre sur cette lisière. Tels les pins qu’il observe, il se laisse « ballotter de-ci, de-là, tout en restant toujours au même endroit », entre enfance et âge adulte. Presque étranger pourtant se construit par glissements imperceptibles entre narration présente et restitution de souvenirs passés, autant de strates qui se fondent l’une dans l’autre en une même irréalité poussiéreuse qui serait l’esprit embrumé du narrateur, frappé d’immobilité.
L’écriture romanesque, hypnotique, tout en apesanteur, est rendue verdoyante et aqueuse par Marion Graf, la brillante traductrice de Robert Walser. L’aisance qui se dégage de l’enchaînement des phrases est frappante, comme si de cette écriture fertile poussaient par elles-mêmes et à foison des images gratuites : « Et si maintenant, l’un (des néonazis) me tombait dans les mains, je l’assommerais avec le ciel, ce dur gourdin d’azur ». La langue, comme contaminée par la rêverie stérile du narrateur, se fait séduction chatoyante. Tandis que le personnage principal s’enivre de la nature, l’auteur semble s’enivrer de mots. À contre-courant de la gravité des événements qu’elle porte, la langue sans aspérités du poète nous piège dans un lyrisme esthétisant, aveuglant. Celui-là même, justement, qui profite au fascisme ? Le livre lu, on a l’impression vague d’avoir vu un film très beau, où rien n’y est vraiment grave, dont les scènes dramatiques glissent agréablement sur nous sans laisser de traces. Thilo Krause excuse-t-il par cette forme la lâcheté de son personnage ?
Presque étranger pourtant se lit comme une méditation sur la responsabilité collective d’une dénazification toujours en cours. Dans l’espace du roman, le narrateur qui s’auto-infantilise, tourne le dos au présent et renonce à toute responsabilité, laisse symboliquement aux néonazis le soin d’investir sa place. Il faut attendre une inondation cataclysmique pour que la situation se dénoue. Vision inoubliable, cet étrange antihéros flotte au-dessus de son village natal, immergé sous les flots de l’Elbe, tandis qu’implosent les tensions tenues en bride depuis le début du roman. « De toutes mes fibres, j’essaie de subodorer que je ne vais pas heurter quelque chose, que je ne vais pas me déchirer le ventre sur une clôture de jardin. L’eau s’écoule autour de moi, vaste et lente. » La montée de l’eau et la destruction irrémédiable qu’elle cause sonnent le glas d’un retour en arrière et font émerger le présent dans sa nudité. Dès lors que « même ici sur la hauteur, tout est détruit, même là où l’eau n’est pas venue », le narrateur peut redevenir père, amant, citoyen. Tout en ambiguïtés envoûtantes, Presque étranger pourtant interroge surtout par sa fin qui fait du passé table rase. A fortiori chez un romancier allemand.
Feya Dervitsiotis
Presque étranger pourtant
Thilo Krause
Traduit de l’allemand par Marion Graf
Zoé, 208 pages, 19,50 €
Domaine étranger L’ivresse des mots
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Feya Dervitsiotis
Dans ce premier roman d’un poète, la complexité historique et politique d’une région d’ex-Allemagne de l’Est se dissout dans la puissance évocatrice de la langue.
Un livre
L’ivresse des mots
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.