C’est une maison distinguée », un « établissement (qui) compte parmi “ce qu’il y a de mieux à Madrid” ». Dans les vitrines impeccables, gâteaux, petits pains, brioches, chocolats et meringues promettent des pauses sucrées à la clientèle, sous l’œil obséquieux et servile de « la responsable » derrière sa caisse enregistreuse. Défilé ininterrompu d’amateurs de douceurs, des premières heures du jour jusque très tard dans la nuit : on y croise une population éminemment hétérogène, domestiques, employés, coursiers, vieilles bigotes et dames distinguées, jeunes gloutons et retraités gourmands, dont les vagues se suivent mais ne se confondent pas. Et l’on y distingue, « se découp(a)nt sur le plan ocre du mur du fond », les silhouettes sans visage des petites mains, « blouses noires (et) cols amidonnés » assurant le service, remplissant les bouteilles de lait, nettoyant les plateaux. Une ruche vrombissante, devant et derrière le comptoir, mais qui fait corps « en apparence seulement » : ici deux mondes irréconciliables s’affrontent, profondément divisés, irréductiblement cloisonnés, que régulent une froide logique comptable et une sourde mécanique de domination. Le premier, doux et lumineux, agréablement parfumé. L’autre, sale et obscur. Dans ce salon de thé madrilène du début des années 1930, sous les poses distinguées et l’atmosphère policée, les vitrines alléchantes et incessamment briquées peinent à masquer la cuisine insalubre, le réduit sombre et humide où les employées, chaque matin, accrochent leurs vêtements à de pauvres clous avant d’enfiler leur uniforme : « “Ici, vous n’êtes pas des femmes ; ici, vous n’êtes que des vendeuses.” (…) Rien de plus qu’un appendice du salon, un appendice humain très utile ».
Et passent les journées, interminables, gestes automatiques enchaînés sans pause – nettoyer les tiroirs, dépoussiérer les bonbonnières, découper, compter, remplir, compter encore. Des journées rongées par des sursauts protestataires bien vite étouffés par la crainte de perdre son emploi, passées à vendre des plaisirs que l’on serait bien en mal de se payer, et avalées la faim au ventre – une « faim (qui) ne date pas de quelques heures ni de plusieurs années, (…) une faim de toute une vie, ressentie depuis plusieurs générations d’ancêtres misérables ». Pour ce non moins misérable bilan : « Dix heures, fatigue, trois pesetas. » Et, parfois, quelques miettes de brioche rassie prudemment dérobées, petites souris grignotant en douce les chocolats quand « la responsable consomme son copieux repas ».
Un salon de thé comme un raccourci : dans ce microcosme pâtissier, où le superflu jouxte sans ciller les besoins les plus primaires, c’est bien toute la société espagnole d’avant la guerre civile dont Luisa Carnés trace le portrait. Mettant à profit son expérience personnelle, cette oubliée de la Génération de 27 (Lorca et consorts), exilée comme beaucoup dès 1939 au Mexique pour fuir le régime franquiste, raconte au plus près la réalité concrète des travailleurs, peinant à joindre les deux bouts dans une économie dévastée par la crise de 29. Mais elle évoque surtout la condition des femmes dans cette société figée, écrasée par le conservatisme politique et religieux. Condition terrible, que la plupart acceptent comme une fatalité, ployant sous un système qui ne leur laisse que cette pauvre alternative : « choisir le foyer, par l’intermédiaire du mariage, ou l’usine, l’atelier et le bureau. L’obligation de contribuer à vie au plaisir de l’autre, ou la soumission absolue au patron ou au supérieur immédiat. D’une façon ou d’une autre, l’humiliation, la soumission au mari ou au maître spoliateur ».
Membre du Parti communiste espagnol, fervente défenseuse de la cause républicaine, Carnés décrit sans juger les stratégies de survie des unes et des autres. Simplicité de la langue, multiplicité des sensations, descriptions minutieuses, dessinent peu à peu les contours d’un collectif fragile. Placent au centre de ce récit choral et très organique le corps des femmes, au croisement d’oppressions multiples et séculaires : corps voué à la séduction, avant d’être abîmé, avachi, utilisé, blessé. Conspuant l’emprise de la religion, « qui atrophie les cerveaux », Carnés clame le rôle fondamental de la culture pour libérer les esprits féminins des rêves sucrés et convenus que l’on s’acharne à leur servir. Et appelle de ses vœux le jour où « nous, les pauvres, on cessera d’avoir faim et les pieds trempés en hiver », quand la rue devant le salon bruisse d’appels à la grève, sur fond d’inexorable montée des fascismes en Europe. Daté, vraiment ?
Valérie Nigdélian
Tea Rooms : femmes ouvrières
Luisa Carnés
Traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno
La Contre Allée, 254 pages, 21 €
Domaine étranger Ni mari ni maître ?
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Valérie Nigdélian
Traduite pour la première fois en France, l’Espagnole Luisa Carnés interroge la condition féminine et prolétaire dans le Madrid des années 1930.
Un livre
Ni mari ni maître ?
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°225
, juillet 2021.