Auteur d’une dizaine de livres de poésie, dont l’inoubliable série des Mlash(s), « personnage d’ébauches », comme il le précisait par son premier opus, et lointain écho de Plume ou de quelques avatars croisés dans l’œuvre de Michaux, Alexis Pelletier nous donne à lire avec Il faut que tu me suives suivi de Le Présent du présent tout ce que l’exercice d’écriture du poème lui offre comme matière à réflexion. C’est la synthèse d’une partie de sa vie d’écrivain et de lecteur (comme d’auditeur car la musique n’est pas en reste) qui est ici présentée, et il faut le préciser, sans jamais user d’aucune grandiloquence, encore moins d’un ton rageur assez couramment employé, ni de celui de la pochade potache. Le projet est beaucoup plus fin.
La première page de Il faut que tu me suives, « Placer une voix », écarte d’emblée ces écueils en nommant ce que ces deux livres visent peut-être à placer entre le projet du poème et ce qu’il laisse, ou abandonne, à la fin, sur sa page : « Placer une voix dans un mot/ dans un moment/ une voix dans un moment sans placement/ déplacé raturant l’espace/ avec un brouhaha diffus/ là où presque dans l’indifférence/ quelque chose vient (…)// Placer une voix/ ou peut-être plusieurs voix dans une voix/ entendre ce qui parle dans ce qui est dit ». Le ton, son inflexion tenue et endurée, qu’amorce la recherche de la base et du sommet de ce « placement », pour ne citer que René Char, largement convoqué comme d’autres auteurs (de Ronsart à Claude Ollier ou Dominique Fourcade, Antoine Emaz, etc.), vaut pour l’ensemble des séquences, conduisant à la fin la boucle à se boucler, puisque la méditation s’achève sur le rythme tel qu’il aura, lui aussi, enserré la matière elle-même d’un seul et long poème. Dans « Face aux zouaves », qui irradie son Rimb’, Pelletier, passant le rêve d’un poème qui puisse traverser la grande agitation maritime sur sa minuscule « yole » (comme écrivait Jean-Christophe Bailly dans le souvenir de l’onde silencieuse et huileuse de la Saône de Mallarmé), écrit : « Je regarde la nuit/ les nuages et je ne sais ce qui tremble/ les arbres ou le désir/ et j’entends cette obligation dans les mots/ l’acceptation du monde et toutes ces horreurs/ mais avec l’idée peut-être/ d’intervenir dans les mots ou avec/ eux pour une écoute plus large/ où le refus/ devient la part prégnante de l’acceptation/ d’être au monde avec la volonté/ de chanter celle-ci/ par des rythmes inégaux ou non/ qui affirment le commun/ comme une chance ». Lequel « chant », car le mot vient, est toujours a minima, mezza voce, à ras de ce qui doit encore s’adresser. On y entend d’ailleurs la basse narrative d’une « prose coupée », proche de celle, continue, que Bailly conduisit il y a vingt ans en ses 24 chants.
Et comme c’est le cas un peu avant dans le « Il faut que tu me suives » du livre éponyme, la répétition (peut-être parfois un peu insistante) de cet impératif dit aussi, en la forme autotélique propre au poème, la nécessité d’une adresse sans interlocuteur et néanmoins ouverte à n’importe lequel d’entre eux. C’est ce sur quoi, plus loin (p. 99), Pelletier reviendra, rappelant qu’en lui s’énonce « ce il [qui] n’a pas de naissance/ c’est un surgissement ou mieux un soleil/ éphémère c’est-à-dire toujours neuf/ les grammairiens le nomment/ marque de la non-personne/ l’ancien français le faisait disparaître/ et ne disait pas il pleut mais simplement/ pleut ».
Ce « il » planté, ouvrant par le milieu, comme une herbe le poing d’une pierre, tout événement venu impacter et se verser dans le poème (mais comment ?), Alexis Pelletier en défend l’opération, le vertige et sa nécessité, depuis même ce qui est venu fracasser le temps de la fin du XXe siècle (le Rwanda, le 11-Septembre 2001, mais aussi la seconde guerre du Golfe, Fukushima). C’est toute la force et l’enjeu de ces deux livres que de placer ainsi la voix du poème au sein d’une interrogation sur ses conditions, et de l’exposer à tout impossible venu en lui faire surgir son inactualité (« présent du présent c’est une masse informe/ qui n’est pas une célébration ») comme ce « jour peut être écrasé de chaleur » où nous passons, inexorablement.
Emmanuel Laugier
Le Présent du présent
(précédé de) Il faut que tu me suives,
Alexis Pelletier
Tarabuste, 328 pages, 20 €
Poésie Du poème secourable
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Emmanuel Laugier
Alexis Pelletier offre une somme méditative sur les actes multiples que chaque poème élabore et cherche toujours à ouvrir au sein de la communauté, avec un tact et un ton discret rares.
Un livre
Du poème secourable
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.