Sous les traits gonflés du pavé de près de mille pages, O de Miki Liukkonen interroge, effraie, risque d’être négligé ; à tort. Certes nous ne le lirons pas comme un chef-d’œuvre, mais comme un symptôme éclairant d’une démarche et d’un état de la littérature contemporaine.
S’il fallait résumer en quelques mots cet ouvrage boursouflé de notes, où « l’angoisse trouve toujours ses voies », ce serait un catalogue de névroses et psychoses entrelacées. Elles cohabitent, s’ignorent et se croisent pendant les sept jours peu symboliques d’une semaine et parmi un puzzle géant de cent personnages, tous plus banals les uns que les autres, et cependant confrontés à de peu ordinaires incidents et accidents. Quand le narrateur central étudie la physique et la cosmologie, pratique la natation presque en professionnel, l’un de ses camarades d’université vomit son horreur d’avoir vu le suicide d’une jeune fille s’écrabouiller à ses pieds. Plus loin Bengt trouve un corps, « celui d’un bel adolescent, d’un ange blond tombé du ciel dont le crâne fendu à la verticale forait une grimace cramoisie » ; recueillant le séraphin, « il pouvait jouir enfin librement des fruits enivrants de sa sexualité ». Pis peut-être, un médecin annonce, constatant la « déshistorisation » de ses patients : « il se pourrait que vous n’existiez plus ».
Gribouillé de digressions, de bavardages, d’effrois et de peur, le roman apparaît comme un gigantesque portrait sociétal, comme si un seul individu réunissait tous ces masques grimaçants pour se définir en tant qu’humanité, incapable de sursoir à ses réactions dépressives, incapable de résilience, de catharsis et d’action réellement créatrice. Il s’orne cependant d’une belle mise en abyme : « Et il y aura aussi un cirque de névrosés, le Kirkos Neurosis, ainsi qu’une compagnie théâtrale qui doit toute sa créativité à ses membres compulsifs ». Ou encore, entre autres bizarreries plus ou moins loufoques, un « Livre de cuisine pour névrosés » où « incorporer la cause de tous vos traumatismes, les lambeaux de votre victime ». L’on a compris que l’écriture privilégie le langage courant et parlé, voire la vulgarité, ponctuée de métaphores percutantes : « le café qui a un goût d’anus de martre », ou lors de l’ultime page qui est un festival de lyrisme musical.
Il est alors possible de lire cette somme comme un équivalent dérisoire du cours dispensé par un physicien : « L’augmentation des connaissances s’accompagne d’une grande responsabilité (…). L’entropie est une grandeur physique qui exprime le désordre dans un système ».
Le roman monstre de Miki Liukkonen (né en 1989) semble un représentant de ce que l’on pourrait appeler le trivialisme. Cette inesthétique, ne nous épargnant rien des moindres banalités et laideurs du quotidien et de ses contemporains, affleurait chez Michel Houellebecq, quoique avec une inquiétude métaphysique prégnante. Elle est criante chez le Norvégien Karl Ove Knausgaard, dont la gigantesque autobiographie intitulée Mon combat livre au lecteur toute la litanie de ses soucis, agissements, beuveries et liaisons passablement sexuelles, jusqu’à confondre sa littérature et sa vie. L’Américain David Forster Wallace déployait son Infinie comédie suicidaire en égrenant ses millimétriques névroses et ses drogues. Ce dernier partageait l’addiction compulsive pour un sport, le tennis, avec notre Miki Liukkonen dont la natation est la discipline chlorée. La truffe collée au réel trivial, ces écrivains nous renvoient à la déréliction d’une époque et d’une vision du monde narcissique qui se prive de toute transcendance, de toute passion pour la beauté, pour la richesse de l’art et des cultures, ignorant toute perspective historique ou philosophique, même si ce dernier n’est pas sans brillant. Une littérature presque morte ou la valeur d’un syndrome ?
Thierry Guinhut
O
Miki Liukkonen
Traduit du finlandais par Sébastien Cagnoli
Le Castor astral, 962 pages, 24 €
Domaine étranger Inventaire du chaos
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Thierry Guinhut
Un catalogue de psychoses au service du trivialisme, par le Finlandais Miki Liukkonen.
Un livre
Inventaire du chaos
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.