Ça sent le sperme partout. » Bonaventura surveille le dortoir, lieu de tous les rêves impossibles où s’affairent dans l’obscurité de jeunes garçons. Lui-même en proie à quelques démons – débordement de sexe, manque d’amour – s’agite et souffre : « Érection. Œuvre d’art vivante offerte au corps de l’homme, même à celui d’un moine. Ma trique s’arc-boute contre la bure piquante qui me recouvre… » Bonaventura, le narrateur, a 26 ans. Il est aussi clairvoyant qu’écartelé. Franciscain, voué à la pauvreté, surtout à l’obéissance, il se confesse, s’interroge : « Encore une fois, qu’est-ce que je fiche ici ? » Il calcule mentalement le nombre de pas qui le sépare de la grande porte et de son au-delà inconnu : « le monde extérieur ». Dans ce monastère où sont éduqués les adolescents, il doit courber l’échine, accepter l’ordre et ses désordres inhérents, les secrets absurdes, les choses sulfureuses, les raclées, les humiliations. Il apprend la servilité, l’hypocrisie, la suspicion, le mensonge, la lâcheté. Bonaventura, rongé par la peur, le doute, nu et tremblant sous sa robe, se tourmente : doit-il agir et dénoncer ? Se taire et obéir ? Fuir et laisser se perpétrer sévices et tortures psychologiques ?
Le Bois, quatrième roman traduit du Néerlandais Jeroen Brouwers, se situe en 1953, dans une partie reculée au sud-est des Pays-Bas. Au-delà du mur d’enceinte du monastère, ce « nid de gestapistes », c’est l’Allemagne. La Seconde Guerre mondiale et des fantômes du nazisme sont omniprésents dans l’œuvre de Brouwers. L’écrivain démonte la religion, ses abus de pouvoir : « Je ne m’appelle pas Bonaventura. Mon nom véritable doit être égaré dans le néant et le vide de l’impersonnel, car nous sommes ramenés au néant, exclusivement consacrés à Dieu, c’est-à-dire à l’impersonnel. Renoncer à tout, même à son nom. » Et va jusqu’à accuser l’Histoire : « Hitler était, lui aussi, catholique. » L’auteur qui, enfant, connut la rudesse des pensionnats, met à nu le sadisme du directeur du Saint Joseph des Anges et attaque de front Dieu, l’Église, Pie XII et ses connivences douteuses. Il apostrophe les croyants, dénonce l’endoctrinement, les répressions en tous genres, « des coups de bâton infligés aux jeunes garçons d’un internat, jusqu’aux goulags, aux camps d’extermination tel qu’Auschwitz, aux bombes atomiques et au napalm. »
Une fois de plus, l’auteur de Rouge décanté (prix Femina étranger 2015) réussit un miracle : déployer une narration menaçante qui louvoie entre érotisme et perversité. À coups de fulgurances poétiques, il crée une atmosphère apparemment feutrée mais où tout est possible, surtout le pire. Il fait se côtoyer la répugnance et le désir, la douleur et le plaisir. Et nous laisse sur le flan.
Martine Laval
Le Bois, de
Jeroen Brouwers
Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham
Gallimard, 344 pages, 22 €
Zoom D’amour et de soufre
novembre 2020 | Le Matricule des Anges n°218
| par
Martine Laval
Un monastère où sont maltraités des gamins, des fantômes du nazisme qui rôdent : Le Bois, un roman fracassant et expiatoire.
Un livre
D’amour et de soufre
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°218
, novembre 2020.