Si l’on consent à ne pas être aveuglé par une laide et dissuasive couverture jaune et noire, une surprise de taille attend le lecteur de Lumières aveugles. D’abord un historique de ce poison violent qui eut la préférence d’Hitler, le cyanure. L’agent mortel avait été inventé en 1782 à partir du premier pigment synthétique moderne : le « Bleu de Prusse », couleur qui fit la splendeur de l’art de Van Gogh ou Hokusai. La même ambivalence préside aux travaux de Fritz Haber, inventant à la fois le gaz qui dévasta les tranchées et extrayant l’azote à partir de l’air, ce qui nourrit l’agriculture et l’explosion démographique. Le même chimiste fut le père du zyklon B qui dévasta les Juifs. Loin d’être un froid exposé, le livre de Benjamín Labatut sait utiliser l’art du suspense, plongeant dans les affres des conflits et des suicides nazis.
Alors qu’il faut lire ce récit comme un prologue, nous voici brusquement jetés parmi les recherches et controverses qui agitent le microcosme des physiciens : Alfred Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Astronome et mathématicien, Schwarzschild donna son nom à une « singularité » cosmologique et au « rayon » qui est une limite de l’univers. Mais il dut « calculer la trajectoire de vingt-cinq mille obus chargés de gaz moutarde, qui tombèrent en pluie sur les troupes françaises ». Aussi ne peut-il que constater : « Nous sommes parvenus au point le plus haut de la civilisation. Il ne nous reste plus que la chute ». Une prédiction de 1915 heureusement démentie ; mais qui sait…
De plus en plus tourmentés, parfois autistes ou tuberculeux, les héros du savoir et de l’infiniment petit se tournent vers l’énigme des quanta, les plus petites énergies subatomiques. Werner Heisenberg est percé à jour : « On voit que vous êtes possédé. Dominé par votre intellect comme un dégénéré par la chatte des femmes ». Grothendieck, mathématicien génial, s’enfouit avec ses travaux dans un village isolé de l’Ariège. Dans quelle mesure contribuent-ils à des progrès mal intentionnés ?
Roman, essai, recueil de nouvelles, vulgarisation scientifique ? La classification générique est délicate, tant tout ceci s’emmêle sans bannir un instant le plaisir du lecteur. L’écrivain dit bien qu’il n’a guère qu’un « paragraphe fictif » dans la première partie, alors qu’ensuite « la quantité de fiction augmente au fur et à mesure que le récit avance ». L’on peut en conséquence subodorer que l’épisode consacré à Mlle Herwig et aux fantasmes érotiques d’Erwin Schrödinger à son égard, dans leur sanatorium, appartient à la liberté de l’auteur.
La science devient littérature, la physique quantique est terriblement romanesque. La pensée la plus rationnelle, soit le raisonnement mathématique, glisse vers la folie. Comme les particules sont à la fois onde et corpuscule, sans pouvoir être fixée dans un état unique. Là où naquit le désarroi des scientifiques, gît l’instable et trouble bonheur du lecteur.
Sans avoir pourtant sous les yeux l’original espagnol, il est manifeste que l’écriture torrentielle, somptueuse, de Benjamin Labatut est ici efficacement rendue, d’autant que le titre espagnol, Un verdor terrible, eût été peu explicite en français. On doit cette traduction à Robert Amutio, qui a œuvré avec constance et soin au service d’un autre Chilien, Roberto Bolaño. De là à prétendre, comme la quatrième de couverture, que Benjamin Labatut est le digne héritier de cette « étoile distante » et disparue, c’est aller vite en besogne. Cependant il n’est pas impossible que celui qui écrivit Le Secret du mal et La Littérature nazie en Amérique latine inspire un brin ce jeune écrivain, attentif aux relations secrètes de la science et du mal.
Thierry Guinhut
Lumières aveugles, de Benjamín Labatut
Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio,
Seuil, 224 pages, 20 €
Domaine étranger Double visage
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Thierry Guinhut
Le romancier chilien Benjamín Labatut confronte chimie et physique des particules à la folie, à la guerre et à la mort.
Un livre
Double visage
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.