Une pépite incontournable. L’un des tout meilleurs livres du diabolique Pierre Siniac » (1928-2002), est-il écrit au dos de ce bouquin publié la première fois en 1981, l’année où son auteur reçut le Grand prix de littérature policière. Cette histoire, le fait est, est diablement prenante, et d’abord par son atmosphère viciée. Dans une ville de province imaginaire (qu’on situe grossièrement dans le Centre-Ouest) sévit chaque jeudi un tueur en série. L’assassin ne s’en prend qu’à des filles de peu, ouvrières, petites employées, et signe chacun de ses crimes avec d’« énigmatiques éventails ». « Tous ces assassinats de bonnes femmes ça commençait à bien faire ! », s’indigne faussement le narrateur, vaguement omniscient, qui se permet des commentaires à tout bout de champ. Sur le chemin de ce « Jack l’Éventeur », comme la presse locale aura tôt fait de surnommer le « monstre », va se trouver Séverin Chanfier, amateur de bonne bouffe, et surtout ex- « flic saqué » par sa hiérarchie, de passage dans la cité maudite par le plus grand des hasards mécaniques (une panne de bagnole). Entre les deux, toute une ribambelle de personnages secondaires hauts en couleur, à commencer par les grosses huiles locales, ces notables qui règnent sur le patelin à travers usines, bonnes tables et boutiques bon teint. Tout le monde se connaît par ici, tout le monde sait ou sent, à défaut de savoir vraiment, qu’entre les uns et les autres il y a des accointances, des secrets, des saloperies – galipettes d’alcôve ou vicieuseries d’affaires.
À travers les yeux de cet enquêteur un peu spectateur, qui a l’expérience des femmes et des failles, Siniac montre bien les mœurs troubles de ces localités qui sont de vrais bouillons de culture. Et il le fait dans le style qui est le sien ; une gouaille canaille, une jactance colorée, un goûtu bagou. Rien qu’un exemple, pour vous donner une petite idée de la façon de faire du bonhomme : « Sept femmes liquidées depuis le 25 octobre. Cabillaud (le maire) avait ouvert sa grande gueule à la mairie. Intervilles, le passage du Tour cheu-nous, une bouffe-surprise du président d’la Rép chez des ploucs méritants du coin, un match de foute télochisé, et même le Jake Hélias local qui avait vu son manuscrit refusé par tous les éditeurs de Paris ! Tout ça lui était passé devant le nez, à Cabillaud, la frustration complète ! À la place on avait des crimes affreux, un sadique sans visage, du sang à la Une chaque vendredi, une honte. »
Pour être tout à fait franc, ça tiraille bien un peu à la ligne, par moments. Mais ce n’est pas dérangeant, ce délayage. Quand on est en si bonne compagnie, on s’accommode de cette prose à rallonge. Disons que c’est une goutte de lait dans un café très noir. Bref, Siniac le bavard est un metteur en scène qui sait y faire dans la tragicomédie. Ce livre, comme bien d’autres parmi la cinquantaine qu’il a pu écrire, c’est du théâtre de boulevard, macchabées en plus. Une littérature tout sauf blafarde, qui met en lumière l’incontournable talent de ce diable de sociologue buissonnier.
Anthony Dufraisse
Femmes blafardes, de Pierre Siniac
Rivages noir, 285 pages, 8,70 €
Domaine français Jeudi, nuit de crime
mai 2020 | Le Matricule des Anges n°212-213
| par
Anthony Dufraisse
Avec sa gouaille canaille, Pierre Siniac perpétue le théâtre de boulevard, macchabées en plus. Réédition de ses Femmes blafardes.
Un livre
Jeudi, nuit de crime
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°212-213
, mai 2020.