Les Cœurs inquiets : un bien beau titre qui dit, d’emblée, la pulsation intranquille de ce roman. Un récit en forme d’énigmes à double entrée. D’énigmes parallèles, disons. C’est une impossible quiétude qui travaille les deux vies que Lucie Paye met en scène : celle d’un peintre pour qui la peinture est un acte éminemment physique et mystérieux, et celle d’une femme, plus âgée, pour qui l’écriture, et plus exactement le geste épistolaire, est fidélité envers un être cher disparu. Deux existences dont le lecteur sent bien, très vite, qu’elles ne demandent qu’à faire signe à quelque chose qui les dépasse et, en même temps, les englobe. Nous avons là deux êtres que l’obsession anime à tout instant. Ils ruminent, ils tournent en rond, chacun à leur manière : elle, à travers ses lettres-memento tramées d’un « immarcescible amour », lui, avec ses toiles et ses dessins, « mélasse informe ». L’un comme l’autre cherchent des réponses à leur mal-être, l’un et l’autre tâtonnent dans la pénombre. À propos de l’homme : « Il est comme un mineur qui a trouvé le début d’une veine, mais bute sur une paroi trop dure à entamer. Ce qu’il cherche est derrière. Il n’a pas d’autre choix : creuser, sans relâche. »
Le lecteur non plus n’a pas d’autre solution : le suivre dans cette galerie souterraine, se glisser dans ce boyau qu’est la narration. Ce qu’il y a au bout ? On ne peut évidemment pas le dévoiler. Si on ne vous dira rien de plus de l’histoire, de crainte de l’éventer, il faut dire en revanche la grande sensibilité de cette romancière, née en 1975 à Paris mais vivant à Londres, et dont c’est le tout premier livre. Il y a indéniablement de la tension dans cette écriture-là, qui se veut lent dévoilement. De la tension, du tiraillement, des voix éraillées, mais pas de brusquerie, de fracas ou de cris. On est dans un tableau d’Edward Hopper, s’il fallait comparer. Tout est assourdi, comme sous l’eau : « Ce qui revient, c’est l’apesanteur, le flottement loin de tout, dans le silence épais rythmé par la respiration lente. Il se rappelle l’engloutissement, l’illimité, l’ivresse de l’absence au monde, la disparition, et pourtant, le cœur qui bat plus sûrement. Une félicité initiale. Aux confins des éléments. Dans la poche chaude et fluide de l’océan. Il revoit le chemin se dessinant vers la lumière quand l’eau s’obscurcit à chaque mètre plus intensément. Et dans le silence et le mystère, les êtres qui apparaissent, puis pâlissent et s’effacent. Leurs bouches qui s’ouvrent et se ferment. Leurs bouches et la pulsation de leurs ouïes, seules prises sur le temps et l’espace. »
Dans ce passage, où le peintre se remémore une expérience de plongée, le roman nous semble se donner tel qu’il est, fond et forme, matière et musique. Dans un style tout en délicatesse, non sans colère retenue on l’a dit, Lucie Paye dit l’inscription des corps dans le monde, l’histoire qu’ils traînent derrière eux, l’histoire, aussi, qu’ils portent en eux, sans la voir encore distinctement, dans une même continuité temporelle. Car c’est un roman des apparitions, au fond : le format des lettres que la femme écrit, les feuilles ou les toiles que l’homme utilise, les fenêtres à travers lesquelles on regarde ou à travers lesquelles on est regardé (comme chez Hopper, de nouveau), toutes choses qui tracent un cadre où une vie peut apparaître, passer, traverser.
Roman de la présence fuyante, Les Cœurs inquiets palpite donc sourdement, vibre secrètement. Ses oscillations intriguent d’abord, envoûtent ensuite, magnétisent totalement, enfin. Le battement que ce livre émet monte aux tempes du lecteur, comme un alcool fort, lentement siroté.
Anthony Dufraisse
Les Cœurs inquiets, de Lucie Paye
Gallimard, 147 pages, 16 €
Domaine français Lignes de cœur
mai 2020 | Le Matricule des Anges n°212-213
| par
Anthony Dufraisse
Un homme, une femme, des vies parallèles… Lucie Paye signe un premier roman énigmatique et magnétique.
Un livre
Lignes de cœur
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°212-213
, mai 2020.