De Tchernobyl à la Crimée : Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine
L’Ukraine. Un pays dont il est régulièrement question dans l’actualité. Tant dans ses confrontations au sommet avec la Russie que lors de l’annexion de la Crimée, ou à l’occasion des grandes manifestations d’un peuple aspirant à la liberté et à l’indépendance. Et même dans la rubrique des faits divers puisqu’en ce moment même, Donald Trump est soupçonné d’avoir demandé au président ukrainien de l’aider à enquêter sur son adversaire démocrate. C’est donc dans le tiroir géopolitique que se rangent les informations. Mais pour le reste, pour ce qui concerne la vie quotidienne des Ukrainiens, leurs rapports à la culture et à la création contemporaine, il était difficile de s’en faire une idée précise. Tant les pays sont souvent perçus, à travers les échos qui nous en parviennent, comme des blocs, des entités homogènes aux réactions prévisibles.
Poursuivant son exploration de la dramaturgie contemporaine des pays dits de l’Est, après la Grèce, la Croatie, la Turquie, la Bulgarie ou la Biélorussie, la maison d’édition L’Espace d’un instant nous propose aujourd’hui un panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine. Dix pièces, regroupées dans un recueil unique, nous donnent un aperçu de la vitalité de l’écriture ukrainienne et de sa diversité. Que ce soit dans les thèmes abordés, dans la forme choisie, dans l’écriture même des textes, du théâtre d’intervention à la comédie plus légère en passant par une certaine forme de théâtre documentaire, les auteurs dans tous les cas sont baignés de l’histoire la plus récente et en font le récit : la catastrophe de Tchernobyl, bien sûr, pour commencer, au cœur de la zone interdite dans Au début et à la fin des temps de Pavlo Arie et Les Fugitifs égarés de Neda Nejdana ; il y est question des liquidateurs, des survivants, de ce qui se dit et se raconte autour de cette tragédie. Et puis les grandes manifestations sur la place Maïdan, dans Le Labyrinthe d’Oleksandr Viter lorsque dans les années 2000 s’opposent les pro et les anti-Européens ; la pièce se déroule dans un fourgon de la police après une manifestation.
Ailleurs sont évoquées la terrible famine mise en place par Staline dans les années 30 et qui fit plusieurs millions de morts, les camps de concentration du même Staline mais également les poussées identitaires, et les traditions locales. Le théâtre ukrainien, comme tout théâtre, se fait l’écho, la caisse de résonance des épisodes contemporains d’une histoire chaotique. Des récits plus intimistes, également. Ainsi ce monologue d’une jeune femme hésitant à avorter d’une grossesse accidentelle dans Miel sauvage d’Oleh Mykolaïtchouk. Et l’on voit apparaître au fur et à mesure de la lecture, non seulement un paysage, mais tout un pays avec sa mémoire, ses coutumes, sa langue, et plus encore ses personnages de tous âges et de toutes conditions. Rien de monolithique, mais des dramaturgies qui vont de la tragédie à la comédie, en passant par des épisodes légendaires comme dans Arzy, légende tatare de Rina Bektashev ; la farce est également présente : dans En direct d’Oleksandr Irvanets des coups d’État successifs sont vécus en direct au cours d’une émission de télévision, avant le coup de théâtre final. Enfin, un hommage rendu aux « héros de la culture des années quatre-vingt-dix », Hymne de la jeunesse démocratique de Serhiy Jadan et un mystère psychologique en deux actes, L’Evangile selon Lucifer d’Anna Bagriana, viennent compléter l’ensemble.
Ce panorama théâtral balaye les genres, mais aussi la géographie, parcourant le pays pour nous proposer des textes venus de différentes régions. L’humour, souvent noir, est très présent dans cette anthologie où certaines scènes font dialoguer les pièces d’un service à thé ou les différents éléments d’un dossier de demande de visa dans En détail de Dmytro Ternovyi. Et pour lui rendre hommage, une blague : « Deux Ukrainiens se demandent : “Comment allons-nous vivre ? ” “ Mal, mais pas longtemps.” »
Patrick Gay-Bellile
De Tchernobyl à la Crimée :
Panorama des écritures théâtrales contemporaines d’Ukraine,
sous la direction de Dominique Dolmieu et Neda Nejdana
Textes de Pavlo Arie, Neda Nedjana, Oleh Mykolaïtchouk, Oleksandr Irvanets, Rinat Bektashev, Oleksandr Viter, Dmytro Ternovyi, Serhiy Jadan et Anna Bagriana.
Traduits de l’ukrainien, du russe et du tatar de Crimée par Estelle Delavennat, Maxime Des channet, Iryna Dmytrychyn, Bleuenn Isambard, Shirin Melikoff, Aleksi Nortyl, Iulia Nosar, Ömer Özel et Tatiana Sirotchouk.
L’Espace d’un instant, 526 pages, 25 €