Albert Camus a suscité toutes sortes d’études comparatives. Si son œuvre et sa personne ont fait l’objet de centaines de mises en parallèle, jamais encore, à notre connaissance, on n’avait réuni dans un même ouvrage Camus et Cerdan, boxeur ô combien iconique de son vivant. Auteur de nombreuses études et essais sur la littérature française et étrangère (mais pas que : également sur le sport ou la peinture), Pierre Grouix est donc à l’origine d’un projet inédit. De fait, apparier un écrivain et un sportif est drôlement original, comme le fait remarquer dans sa postface Jeanyves Guérin, celui-là même qui a dirigé le Dictionnaire Albert Camus paru il y a dix ans. Grouix comptait d’ailleurs parmi les contributeurs de cette bible où, même en cherchant bien, on ne trouve pas mention de Cerdan ; ni entrée à son nom, ni présence dans l’index. Ces deux hommes de cœur se sont-ils jamais rencontrés ? On ne le sait pas, il semble que ce ne soit pas le cas. Alors comment justifier de prime abord la pertinence de ce rapprochement ? Sur une intuition à la fois aiguë et floue, Pierre Grouix se lance dans ses recherches pour « voir comment un homme pouvait s’éclairer par un autre, même et différent, rapprocher leurs deux beaux visages en espérant que naisse de leur confrontation comme une réverbération ». Et qu’on se le dise, le miroitement produit d’autant plus d’effet que ces deux vies-là, plus que croisées ici : entremêlées, sont lumineuses, brillantes. « Albert Camus, Marcel Cerdan. De la naissance à la fin, des parallèles, des points communs. » Ces « parcours dans le sport ou dans l’encre », Grouix les retrace, attentif à tous les signes, aux plus évidents comme aux plus infimes.
La naissance, d’abord, en Algérie : en 1913 pour Camus, trois ans plus tard pour Cerdan dont la famille, très vite, s’installera au Maroc, à Casa. Tous deux « ont en commun le manque intense dans lequel ils ont grandi. Leur jeune splendeur se découpe sur une pauvreté sévère. L’un et l’autre sont, au sens espagnol, des hidalgos, ou des fils de pauvres, comme l’écrit un de leurs contemporains algériens, le romancier kabyle Mouloud Feraoun. » À l’autre bout du spectre, la fin : tragique et dramatique parce que précipitée, précoce, violente. 1949 : l’avion qui transporte Cerdan à New York se crashe. 1960 : Camus lui aussi meurt accidentellement, mais sur la route. « Les années soixante lui seront refusées, comme les années cinquante l’avaient été à Cerdan. » Entre ses dates, une vie à vivre pour chacun, à plein. Des vies de combats et pour l’un et pour l’autre, au propre comme au figuré : affrontement physique pour le pugiliste au sommet de sa gloire quand, en 1948, il devient champion du monde aux États-Unis en battant le rugueux Tony Zale ; bataille intellectuelle pour l’artiste engagé, honoré trois ans avant sa mort du prix Nobel de littérature.
Chapitré en douze étapes, comme autant de rounds d’un match de poids lourds, ce livre se donne comme un montage alterné, un travail de couture. Retracés autant que retramés, les itinéraires de ces figures solaires – on imagine mal, aujourd’hui, l’aura de ces deux-là à l’époque – réactivent chemin faisant des univers dissemblables, sportif pour l’un, artistico-intellectuel pour l’autre, où l’on croise aussi bien Jack LaMotta que Sartre, adversaires magnifiques chacun dans leur genre. Au-delà de la mise en perspective biographique, c’est aussi une tentative d’entrer dans la psyché de ces deux hommes qu’une forme de quête éperdue aura toujours animés. Et c’est encore, sur un versant plus personnel cette fois, une façon pour Pierre Grouix, lorrain par sa mère mais pied-noir par son père, de s’approcher de nouveau (après Une jeunesse marocaine, en 2008) de ses propres origines au Maghreb.
Anthony Dufraisse
Coin neutre : Camus, Cerdan, vies croisées, de Pierre Grouix
Éditions du bourg, 191 pages, 19 €
Domaine français Cœurs croisés
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Anthony Dufraisse
Réunis dans un même mouvement biographique, Camus et Cerdan boxent dans la même catégorie, celle des êtres solaires.
Un livre
Cœurs croisés
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.