Le récit s’ouvre sur les 13 ans de Jojo. Ce dernier vit avec Mamie, sa grand-mère gravement atteinte d’un cancer, Papy, un vieil homme au calme imposant sur lequel la maisonnée entière repose, et Michaela, dite Kayla, sa petite sœur de quelques années à peine. Leur mère Leonie, qui n’est pas souvent là, a acheté pour l’occasion un minuscule gâteau de baptême. Jojo ne lui prête plus vraiment attention depuis « que toutes les petites méchancetés qu’elle (lui) a dites s’accumulent et se logent comme un petit caillou dans une écorchure au genou ». En effet, Leonie n’a rien de la mère idéale. Ses journées se résument à servir des clients dans un bar et poursuivre avec l’énergie du désespoir une forme d’oubli aux appellations poétiques (vicodin, oxycontin, coke, ecstasy, meth). Peut-être que sa confiance en l’avenir a été fracturée après l’assassinat de son grand frère, Given, qui ne cesse de lui apparaître à la manière d’un fantôme inconsolable lorsqu’elle se drogue. Ou peut-être n’a-t-elle même jamais cru en l’avenir, élevée par un père injustement emprisonné des années durant à Parchman pour sa couleur de peau, et par une mère trop naïve qui lui a toujours dit que « si (tu) ouvrais l’œil, le monde (te) donnerait tout ce dont (tu as) besoin ». Le père de ses enfants, Michael, issue d’une famille blanche dont le racisme n’est pas étranger au terrible décès de Given, est en prison.
Rien ne les prédisposait à fonder une famille ensemble. Ni le père haineux de Michael, Big Joseph, qui refuse de voir ses petits-enfants. Ni le tabou meurtrier qui règne entre eux, et qui a détruit les proches de Given. Cependant, comme l’explique Leonie : « Il a vu que j’étais une blessure ambulante, et il est venu me panser ». C’est donc peu de dire que Jojo se sent détaché de ses parents. Il préfère écouter les récits de Papy, qui se heurtent sans cesse à Richie, ce mystérieux gamin côtoyé durant ses années d’emprisonnement, et réconforter Mamie qui se meurt à petit feu. Son dévouement pour sa petite sœur Kayla est absolu : où qu’elle ira, il la protégera. Ce fragile équilibre bascule très vite après qu’il a soufflé ses treize bougies. Le téléphone sonne, « à l’autre bout de la ligne, Michael est un animal dans une forteresse de béton et de barreaux, sa voix transite par des kilomètres de câble et de poteaux inclinés et blanchis par le soleil ». Il s’apprête à sortir de prison, et Leonie à les entraîner dans sa course essoufflée à travers le pays pour aller le chercher.
Les personnages qu’esquisse Jesmyn Ward, première femme à être deux fois lauréate du National Book Award pour Bois sauvage et ce Chant des revenants, ont tous quelque chose de profondément vulnérable qui nous les rend attachants. Les traits de Leonie, cette jeune mère de famille qui trop tôt s’est retrouvée propulsée dans le monde adulte et parvient à communiquer avec ses morts, s’humanisent progressivement. Le comportement peu exemplaire de Michael, élevé par un père répugnant contre lequel il n’a eu de cesse de se battre, est presque excusable. Quant à Papy et à Mamie, qui observent impuissants la génération à laquelle ils ont donné vie sombrer, ils poursuivent leur combat jusqu’au bout, héroïques. La narration alternée, qui oscille entre Jojo et Leonie, donne à voir le gouffre sans cesse grandissant qui oppose la mère à son fils. Teinté de croyances surnaturelles et de traditions ancestrales, selon lesquelles les plantes sauvages peuvent sauver et les morts parler, le récit s’éloigne peu à peu de la triste réalité quotidienne (« Il n’y a pas de bonheur ici ») pour emprunter une voie plus onirique, où les symboles prennent le pas sur la profonde injustice des choses, et construisent un semblant de foyer. « C’est un truc avec la terre. Est-ce que la terre s’ouvre à toi ou pas. Est-ce qu’elle t’attire à elle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien entre toi et elle et que tu ne fasses plus qu’un avec elle et qu’elle palpite contre ton cœur. »
Camille Cloarec
Le Chant des revenants, de Jesmyn Ward
Traduit de l’américain par Charles
Recoursé, Belfond, 272 pages, 21 €
Domaine étranger Lambeaux de rêves
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Camille Cloarec
Avec le Chant des revenants, Jesmyn Ward ancre son nouveau roman dans un Mississipi violent, raciste et appauvri.
Un livre
Lambeaux de rêves
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.