Ce matin-là, comme tous les autres, Tony est coincé dans sa voiture et il attend, regrettant son réveil tardif, son travail soporifique, sa vie ratée, en somme. Quand la fameuse silhouette du coureur nue apparaît dans son champ de vision, déclenchant une flopée de klaxons, de jurons et de moqueries autour de lui, une sorte de révélation s’opère. À la manière de ceux qui déclarent avoir vu la Vierge, Tony reconnaît en l’homme, distinctement, ce « sentiment vibrant de liberté » qu’il a bien longtemps cherché, puis oublié. Aussi, sans réfléchir, il quitte son véhicule, son costume d’homme d’affaires et son bon sens, et se précipite à sa suite. Dès lors, il n’aura plus qu’une obsession : le retrouver.
Tandis que Tony est arrêté par la police, et qu’il regagne ensuite sa jolie maison de banlieue, avec son jardin et sa femme en prime, Route 62 nous conduit dans une tout autre Los Angeles. Celle des bas-fonds, « pas la ville des voitures, mais celle où les gens marchent, rampent, pullulent », dans laquelle les drogués se mêlent aux alcooliques et aux dealers, et où la misère fait corps avec la maladie dans l’anarchie la plus brutale. Là-bas, Ren y fête sa sortie de prison (jouant avec une arme, il a tué par mégarde un homme, alors qu’il était encore un enfant), au côté de sa mère Laïla, droguée sur la fin qui l’avait abandonné. Cette dernière dort dans une tente depuis des années, part souvent à l’hôpital, et revend ensuite ses médicaments, selon une logique implacable qui l’entraîne à toute vitesse vers la mort. Lorsque Ren était emprisonné, « le monde du dehors avait rétréci jusqu’à avoir la taille de la télévision commune où le ciel était toujours pur et le climat artificiel ». Ce quartier le contredit.
Le roman que construit pas à pas Ivy Pochoda est choral, et mêle une poignée de personnages aux destins empêchés, que nous suivons sur plusieurs périodes de leurs vies. Ainsi en est-il de Britt, jeune étudiante hippie qui atterrit à Twentynine Palms, chez une famille dont le père a tout l’air d’un gourou. Blake, un gangster de longue date, vit dans une caravane au milieu de nulle part, et fournit les habitants du coin en substances diverses et variées. Quant à Tony, il n’est rien de moins qu’un « conseiller juridique pour un fabricant de jouets merdiques distribués dans les supermarchés et les fast-foods du pays ». Chacun, à leur manière, traîne un passé sombre et douloureux, fait de meurtres, d’accidents, de hantises. Le nœud de l’histoire se concentre sur les jumeaux de Twentynine Palms, James et Owen, élevés au milieu du désert, dans une secte peuplée d’adorateurs et de poulets, dont on devine qu’ils sont liés de manière étroite à l’intrigue principale. Ces deux garçons, à l’enfance crue, poussiéreuse et impitoyable, représentent une partie des États-Unis que l’on ne saurait voir : celle de la violence, du racisme et de la bêtise la plus profonde. Tony, jusqu’à présent protégé par son quotidien banlieusard, se heurte à une réalité qu’il ignorait : « Vous avez vu le quartier dehors ? C’est l’épicentre du chaos ».
Les deux mondes, celui de la délinquance et de la pauvreté, et celui de la richesse et du confort, se côtoient sans jamais se rencontrer. Il y a les actualités effrénées et superficielles, les rumeurs qui enflent, les réputations à maintenir, d’un côté. De l’autre, ce sont les décès à même la rue, les agressions, les clans qui se font et se défont. « Mais un jour quelque chose nous déroute, nous surprend à un endroit où on s’était promis de ne jamais être surpris. C’est alors qu’on se met à courir. On court à contresens au milieu des voitures. On croit que ça fonctionne. Mais quelque chose au fond, l’instinct qui rythme l’allure de nos pas, nous dit que ça ne suffit pas. Alors on réessaie. On cherche en soi l’espace infime, intact, pur de toute expérience et de tout traumatisme. »
Route 62 se fait l’écho de cette course éperdue vers la liberté, de celle qui pousse à rompre les barrières, à guérir les frustrations, à consoler les morts. Un roman dur, sans artifice ni complaisance, sur un pays en proie, plus que jamais, à une crise multiple (de drogue, d’inégalité, de stupidité, de sens).
Camille Cloarec
Route 62, d’Ivy Pochoda
traduit de l’anglais (États-Unis) par Adélaïde Pralon
Liana Levi, 352 pages, 22 €
Domaine étranger L’épicentre du chaos
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Camille Cloarec
Après L’Autre Côté des docks, Ivy Pochoda quitte sa Brooklyn natale pour les quartiers miteux de Los Angeles. Un récit frénétique, captivant et chaotique sur l’Amérique d’aujourd’hui.
Un livre
L’épicentre du chaos
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.