Quand le fugitif de High Sierra (1940, W.R. Burnett) appelle les pauvres à dévaliser les banques, sa compagne s’inquiète : c’est du communisme. À quoi il objecte : c’est du bon sens. Et le polar américain, explique Benoît Tadié, ce fut pendant quelques décennies une littérature de pauvres – c’est-à-dire sur, pour et parfois par les pauvres. Les communistes orthodoxes, pourtant, n’aperçurent pas sa grandeur, et que la peinture du fait criminel y exprimait la « quintessence du fait social ».
Le genre naît dans les années 20, alors même que les soulèvements syndicaux viennent d’être écrasés par les capitaines d’industrie et leurs mercenaires ; puis il s’épanouit à décrire la Grande Dépression. Alors, « la lutte collective n’étant plus une option, le crime exprime la permanence de l’exploitation et l’échec des solidarités » : le temps du noir est venu. On n’y adopte plus (comme chez Hammett ou Chandler) le point de vue d’un détective, mais celui d’un individu piégé, traqué, désorienté, figure du peuple qui dérive, lambeau d’un tissu déchiré, visage isolé d’un de ces « surnuméraires de la société, à qui la crise fait perdre leur rôle et leur identité ». Voyez par exemple le narrateur exténué de They shoot horses, don’t they ? (Horace McCoy, 1935), qui, au terme d’une expérience d’ « écrasement intime », tue par compassion sa partenaire de danse ; ou voyez la multitude sans nom que gagne une pulsion de mort. « Elles se jetaient des ponts et des toits, ouvraient les robinets du gaz, se mettaient des pistolets sur la tempe ou sur la bouche et appuyaient sur la détente. Et parfois elles se contentaient d’attendre. Elles n’avaient pas assez de tripes, ou de désespoir, pour se tuer. Elles attendaient que le temps les tue. Le Deuxième District était plein de gens comme ça, de femmes usées par un travail pénible ; déchirées par les accouchements, déchirées à tel point qu’elles n’avaient plus de plaisir à coucher avec un homme ; d’hommes travailleurs de force, usés d’avoir atteint la cinquantaine ; à force de transporter des chargements sur les docks, de creuser avec des pics, de manipuler des marteaux-piqueurs, dont son père, qui avait dû en manipuler un, disait qu’ils vous secouaient les dents hors des gencives et vous laissaient dans les oreilles un vacarme qui mettait des heures à mourir. » : quelques lignes de Hero’s Lust (Kermit Jaediker, 1951), traduites ici pour la première fois.
L’une des qualités majeures de cet essai, c’est ainsi de redonner vie à une multitude d’auteurs par chez nous méconnus ou tout bonnement ignorés. Et, ce faisant, de dessiner une histoire véritablement collective du roman noir et de son « affirmation plébéienne » : une affirmation qui passe dans la substance des récits mais aussi, très concrètement, par la vie des écrivains et la diffusion de leurs histoires. D’un côté, des hommes (et parfois des femmes) sans rente ou pedigree, à l’image d’Hammett qui choisit comme premier nom de plume Peter Collinson – littéralement, en argot, « fils de personne » : peter collin’son – ; de l’autre les magazines pulp – ils tirent leur nom du mauvais papier extrait de la pulpe de bois – à 10 ou 20 cents (contre 2,50 dollars pour un livre en édition brochée), et, à partir de 1939, les premiers livres de poche ou paperbacks, déclinant rééditions puis inédits. Dans l’entre-deux-guerres, un article de Vanity Fair relève que cette production ne saurait intéresser que « ceux qui bougent les lèvres quand ils lisent » : aujourd’hui que le polar a pignon sur rue, nul n’oserait afficher pareil mépris. Reste que l’histoire de cette production n’est pas seulement celle d’une reconnaissance épanouie, et que le « nouveau régime culturel » a ses travers artistiques et politiques : « (…) flottant dans une sorte d’achronie, on n’y sent plus la succession rapide des générations, ni la pression d’un mouvement social, d’une aventure collective ou d’un projet éditorial se développant contre le mainstream (…) Le polar n’est plus alors tant poussé par une force émancipatrice que par la demande du marché ». Gagnés par la loi des séries et de l’inflation (le roman moyen ne fait plus 160 pages, mais presque 500), voilà les polars retournés à leur « silence de marchandise », pour reprendre une de ces trouvailles d’expression qui rehaussent encore la démonstration historico-littéraire de Benoît Tadié.
Gilles Magniont
Front criminel : une histoire du polar américain, de 1919 à nos jours,
de Benoît Tadié,
PUF, 386 pages, 22 €
Essais Communauté du mal
juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195
| par
Gilles Magniont
Avec Front criminel, Benoît Tadié propose une histoire du roman noir américain, remarquable d’érudition, de clarté et d’élégance.
Un livre
Communauté du mal
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°195
, juillet 2018.