Deux architectes sont au cœur des enjeux de ce roman d’Ayn Rand (1905-1982). Loin de se contenter de confrontations et controverses sur l’art de bâtir au XXe siècle, il s’agit plus largement de deux conceptions antagonistes de la société : « pour préciser sa pensée, rien de mieux que le contraste, la comparaison », professe Tohey en prétendant disséquer les deux protagonistes, mais au bénéfice du plus médiocre.
Tous deux fréquentent une prestigieuse école d’architecture. Howard Roark, novateur sûr de lui et sans concession, s’en fait éjecter. Peter Keating incarne l’ambition sociale et un talent parfaitement conventionnel, prêt à tous les compromis avec les goûts et les clichés de son temps : les années 30 aux États-Unis. Qu’il construise des magasins, des villas ou de prestigieux buildings, son style reste historiciste et friand de décors néoclassiques à la grecque. Il devra son succès à son entregent, à son conformisme, voire aux coups de crayons salvateurs de la main de Roark. Ce pourquoi il sera pétri de ressentiment à son égard. Il deviendra l’associé du puissant Francon, dont il épousera la fille, la splendide Dominique, un caractère fier et complexe, qui, journaliste, écrit : « Howard Roark est le marquis de Sade de l’architecture ». Cependant, amoureuse en secret de Roark, elle vit avec lui une liaison tissée d’amour et de haine. Mais faute de lui accorder sa confiance, elle se marie en toute froideur avec Keating puis le quitte pour épouser Gail Wynand, un patron de presse carnassier dont les journaux flattent les modes et les bassesses du public. Quoique ce dernier se révèle un être plus authentique, au point de commander une maison à Roark.
Sans l’ombre de la moindre niaiserie, l’intrigue sentimentale hausse le couple antagoniste et cependant intellectuellement uni, à la hauteur philosophique que réclame cette épopée de l’économie, de la société et de l’art américains. Le narrateur omniscient alterne les regards sur ses personnages. Et si, parfois, le discret Howard Roark paraît en retrait, oublié par les commanditaires, méprisé par les médias, il n’en est pas moins l’âme romanesque du récit, dont le triomphe, malgré les périodes de solitude et de misère, n’en sera que plus sûr : il procédera en effet « à l’érection du plus grand gratte-ciel du monde ». Une technique brillante, à la lisière du roman balzacien, permet à la romancière de conduire son lecteur parmi les arcanes de la psychologie de ses personnages, sans oublier l’abondance des péripéties et un suspense habilement maîtrisé.
À rebours de cette ode à l’individualisme, à la valeur du travail et à la certitude de l’art, l’intellectuel charismatique et démagogue Ellworth M. Tohey représente la soumission à un égalitarisme et un collectivisme séduisants et cependant délétères. Ce que rejette Roark : « Le besoin le plus profond du créateur est l’indépendance (…). L’altruisme est cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres et qu’il place les autres au-dessus de soi-même. Or aucun homme ne peut vivre pour un autre (…). On a enseigné à l’homme que la plus haute vertu n’était pas de créer, mais de donner »… Si à ces thèses avancées il est permis de ne pas adhérer, on sera impressionné par les qualités de fresquiste aux vastes perspectives, aux fourmillements de détails, dont la romancière use.
Le roman de formation des protagonistes, roman de société d’une Amérique en expansion, est un exercice d’admiration pour Howard Roark, qui est un avatar de John Galt, le héros de La Grève (Les Belles Lettres), livre-phare en faveur du libéralisme politique et économique. Ayn Rand confirme bien avec La Source vive, paru en 1943, qu’elle est une indispensable grande dame des lettres américaines, trop méconnue en France.
Thierry Guinhut
La Source vive, d’Ayn Rand
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jane Fillion, Plon, 696 pages, 26,50 €
Domaine étranger La liberté selon Ayn Rand
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Thierry Guinhut
Fresque foisonnante, La Source vive est le grand roman de l’architecture et de l’individualisme américain.
Un livre
La liberté selon Ayn Rand
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.