On sait le lyrisme rauque, le mélange de sordide et de somptueux, le parler vrai et la manière de regarder le monde proche ou lointain, qui caractérisent la poésie de William Cliff, né en 1940, à Gembloux, l’un des poètes les plus singuliers de l’actuel champ poétique belge. Deux nouveaux livres, Au nord de Mogador (Le Dilettante) et Matières fermées (La Table ronde) viennent confirmer cette façon d’être et de dire. Dans le premier, il joue avec virtuosité de la rime et du rythme, choisissant chaque fois le mètre – heptasyllabe, octosyllabe, décasyllabe ou alexandrin – le plus apte à sertir dans le vers le moment ou l’être évoqué : un amour jésuitique, une panne d’électricité, des chiens errants, un trajet Paris-Philadelphie ou un garçon important… Comme si son vers mimait l’allure de Cliff promeneur, explorait pas à pas l’avancée du poème sur la page, délimitait le cadre formel à l’intérieur duquel il a choisi de se mouvoir. D’où sa préférence pour les formes poétiques stables, fixes, closes. Matières fermées est ainsi constitué de 217 sonnets regroupés en 8 liasses, et composé pour être lu comme un seul et long poème. Un livre où il continue à ordonner musicalement ce qui ressemble à un journal intime, car Cliff est de ceux qui écrivent ce qu’ils vivent et vivent ce qu’ils disent.
Sans détour, sans masque ni hypocrisie, s’énonce la vérité d’un homme, avec ses limites, ses faiblesses, ses perversions, ses tendresses. Un homme enraciné dans la vie, qui dit, de sa parole cadencée, les touts et les riens dont sont faits ses jours et la trame de son quotidien. Qui donne à partager son appétit d’espace et de liberté, ses voyages, sa manière d’habiter son corps abîmé « pour avoir abusé des sens » et qui, en dépit de son âge, est encore « l’objet / de gens qui ne (l)e prennent pas pour un déchet ».
Une façon de se dire que vient distancier le choix d’une prosodie savante mais limpide, qui puise sa force dans la tradition, dans « le poème qui fut toujours / la façon dont l’homme devant son existence / se réjouit de la revivre tous les jours en la langue française // langage très ancien qui depuis tant de siècles / s’articule en dansant en syllabes espiègles. » D’où le plaisir que prend Cliff à jouer du contraste ou du décalage entre un vers compté et un contenu très prosaïque fait du plus réel et de tout ce qui fait et défait les rapports que les êtres entretiennent entre eux. Une volonté têtue de dire ce qui est, l’errance, les rencontres de ceux qu’il croise dans la rue, les bars, les trains ou qu’il regarde vivre ; ses rapports avec ses voisins comme celui « dont la parole aime raconter à travers / nos groseilliers le bruit que l’existence donne, // comment il dut aider quand il était tout jeune / son père à mettre dans son cercueil un cadavre / et que cela le frappa méchamment comme une / lame dont le travail dans son âme le navre. » Une vie de pauvreté acceptée, de solitude assumée parce que synonyme de disponibilité et donc de « beaux moments d’amour qui magnifient la vie ». Des sonnets où il évoque aussi ses lectures car lire « c’est n’être plus tout seul ». Il lit Shakespeare, Oberman de Monsieur de Senancour qui dit « tant aimer marcher dans le grand air », Jacques Izoard, Aloysius Bertrand, Baudelaire « qui a prononcé la langue comme personne / ne l’avait fait avec cette âpreté française / que le monde entier nous envie et qui résonne // longuement après qu’elle a été entendue. »
Ces réalités vécues, et aussitôt saisies par l’écriture, telles sont ces « matières fermées » qu’affiche le titre, une formule qu’il emprunte à Gabriel Ferrater, le poète espagnol (1922-1972) à qui il doit son art, « cet homme qui m’a fait être poète ». De ces « matières », Cliff dit « qu’étant vraies elles ne sont pas ouvertes / et conservent ainsi leurs puissances innées / qui ne sont pas à portée des têtes trop prêtes // à expliquer toujours “ce qu’on ne peut comprendre” ». Elles sont le pendant de son goût des voyages, de son désir de voir le monde c’est-à-dire de vivre de façon accrue loin des repères et des horizons connus. Un plaisir d’exister qu’attise le « mirage illusoire / de découvrir je ne sais quel amour rêvé ».
Des matières fermées où palpitent les souvenirs, les moments qui furent des étapes décisives sur le chemin de cet autre voyage qu’est la vie : souvenirs de la vie familiale (il était le quatrième d’une fratrie de neuf enfants), ou moments qui, par-delà ce qui s’effrite à chaque pas, exalte la grâce d’exister, redoublent l’étonnement d’être là.
Richard Blin
William Cliff, Au nord de Mogador, Le Dilettante, 128 pages,
15 € et Matières fermées, La Table ronde, 256 pages, 16 €
Poésie Être à nous-même un poème
mai 2018 | Le Matricule des Anges n°193
| par
Richard Blin
Dans une langue qui a la transparence nue d’un La Fontaine et les accents parfois de Villon, William Cliff donne réalité à sa façon d’habiter son être-là.
Des livres
Être à nous-même un poème
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°193
, mai 2018.