Presque aussi étrange que ses récits, Lafcadio Hearn, né grec en 1850, fut d’abord un misérable Américain chargé de boulots sordides pour survivre, trouvant par miracle la curiosité et l’énergie de la lecture, car il était à demi aveugle, avant de se livrer au journalisme, puis d’émigrer au Japon, où il mourut citoyen japonais en 1904. Il s’appelait alors Yakumo Koizumi. Il enseigna la littérature anglaise, et surtout Shakespeare, à l’université de Tokyo. Outre ses traductions de Flaubert ou Nerval en anglais, il trouva le temps de faire l’ascension du Fuji et de publier une quinzaine de volumes traitant de son Extrême-Orient d’élection, roman et autres « esquisses » religieuses et ethnographiques…
Kwaidan (que l’on peut traduire par récit de fantômes) nous propose une compilation tout originale. Car ces contes japonais sont narrés avec art, sensibilité et un fin pouvoir de suggestion. Non content de puiser dans le fonds littéraire et légendaire, il rédige l’histoire qui lui a conté un fermier, voire offre « le fruit d’une expérience personnelle ». Dix-huit récits incitent à la rêverie. Pour reprendre le sous-titre, « Histoires et études de sujets étranges », le fantastique, plus exactement le merveilleux, nous ravissent. Fantômes, goules, « monstres poilus », spectres sans tête, démons mangeurs d’hommes pullulent et sont l’objet d’une évidence, le monde des vivants et celui des morts coexistant, ce dont personne ne doute.
Pourtant ces contes enlevés, qui font écho aux Contes étranges du Chinois Pu Songling, s’inscrivent dans une réelle historicité : religion bouddhiste, samouraïs et batailles entre les clans parmi les siècles du Japon ancien. Le surnaturel leur permet de s’achever par une chute, apaisante, facétieuse, ironique, ou terrible.
Hoïchi, un récitant aveugle s’accompagnant de son biwa, doit, chaque nuit, briller en son art poétique et épique : il chante une bataille devant une assemblée choisie profondément émue. Hélas, ce sont des « feux-fantômes » dans un cimetière. Comment s’affranchir du sortilège ? L’aventure lui coûtera ses oreilles arrachées. L’amour est un thème récurrent, qu’il s’agisse d’un canard évoquant l’amant disparu, ou de la réincarnation consolatrice d’une jeune fiancée, nommée Otéi. Un vieux samouraï sait « transférer sa propre vie » à son cher cerisier. Pis, une tête coupée mord une pierre selon la promesse de son propriétaire ; elle causera bien du souci à son bourreau… Une autre, fort agressive, orne la manche d’un samouraï devenu moine. Quant aux apparitions féminines, aussi pures que la neige, elles ne laissent pas de tuer ou d’épargner selon leur bon vouloir, qu’il faudra taire, sous peine de châtiment, y compris si ce sont de délicieuses séductrices. Un miroir de bronze perdu est « l’âme » d’une femme, aussi refuse-t-il de fondre ! Une fois morte, elle promet que la cloche qui a incorporé le métal « procurera de grands biens » en se brisant. Or, « certaines croyances anciennes parlent de l’efficacité magique d’une opération mentale appelée nazoraëru ». L’analyse est bien de la plume de Lafcadio Hearn. Ainsi, à la lisière de l’essai et de l’anthologie, les « Études sur des insectes » présentent une « jeune chinoise que les papillons confondaient avec une fleur ».
Le lecteur occidental, tout autant que Lafcadio Hearn, est fasciné par cet exotisme qui n’est pas de bazar. La sûreté de la narration, les nuances psychologiques, la discrétion de l’effroi, jamais clinquant (on devine le talent du traducteur) font merveille. D’autant que quelques poèmes, parfois à double sens, se glissent dans la narration intensément poétique : « L’âme d’un arbre est mon âme », avoue la belle mourante…
Thierry Guinhut
Kwaidan. Histoires et études de sujets étranges, de Lafcadio Hearn
Traduit de l’anglais et postfacé par Jacques Finné, José Corti, 256 pages, 21 €
Domaine étranger Les fantômes n’en font qu’à leur tête
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Thierry Guinhut
Les contes ensorcelants de Lafcadio Hearn, passeur de la culture et du merveilleux japonais.
Un livre
Les fantômes n’en font qu’à leur tête
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.