Les lecteurs de L’Ange exilé et du Temps et le fleuve (L’Âge d’homme, 2008 & 1984) ont de quoi se réjouir. Si ce court récit n’a bien sûr rien à voir avec l’extrême densité et l’ambition disproportionnée qui caractérisent ces derniers, il a pourtant tout d’une pépite trop longtemps noyée dans l’œuvre foisonnante de Thomas Wolfe. Grover est ce frère aîné mythique, mort de la fièvre typhoïde alors qu’il avait 11 ans, et dont l’absence irradie la légende familiale. La mère en demeure inconsolable – « si elle vivait jusqu’à cent ans elle s’en remettrait jamais, pourrait jamais oublier, ce serait comme la mort dès qu’elle y pense ». Ce que le benjamin accomplira dans sa fulgurante vie ne compensera rien du tout. « Ils viennent me voir et ils me vantent aujourd’hui comment tu es doué, et j’imagine, comment tu as réussi dans le monde et tu es connu comme on dit et tu t’es fait un nom », remarque-t-elle des décennies plus tard. Mais l’auteur n’égalera pas pour autant « le garçon qui a été perdu le préféré ».
La rédaction de cette nouvelle semble avoir été un exorcisme pour Wolfe, quelques mois avant sa propre mort, elle aussi prématurée. Il part à la recherche de Grover qui, dans la première partie, est un enfant émerveillé devant chaque détail du quotidien (l’effervescence et l’« Odeur de Tout » de la ville, le goût du caramel, la soudaineté d’un orage). Il marche en pensant à ce qui l’attend – « toute la gloire du monde inconnu, toute la splendeur du monde invisité, tout le mystère, la beauté, la magnificence de la terre puissante » – et qui, nous le savons, lui échappera. Puis l’auteur donne la parole à sa mère et à sa sœur Helen, deux personnages obsessifs et fous, qui selon deux monologues solitaires ruminent la même complainte, aux motifs ressassés (la tache de naissance de Grover, son sérieux, son génie – tout cela, envolé).
C’est la quatrième partie qui redonne à Wolfe sa voix, vibrante, grandiose, pétrie de longues phrases désolées qui se précipitent tel un torrent. Il revient dans la maison familiale de Saint-Louis, où est décédé son frère, « comme quelqu’un de noyé et de perdu et d’englouti ». La King’s Highway, les épiceries, les promeneurs : tout cela a cruellement changé. L’auteur s’acharne pourtant à reconstruire le passé, s’assoit dans l’arrière-cour, entre dans la chambre. Alors tout lui revient, par vagues, « le doux ovale sombre, les yeux sombres, la douce baie brune sur le cou, les cheveux noir corbeau, tous ployant, approchant ». Et, aussitôt ressenti, tout disparaît à nouveau, le laissant doublement abandonné. La fugacité du souvenir, la fragilité du sentiment telles que nous les dessine Wolfe rappellent l’écriture de Proust, d’une subtilité virtuose, mélancolique et inguérissable.
Bien plus qu’une nouvelle, Le Garçon perdu est un long poème en prose qui charrie son lot de souffrance, de beauté et de solitude. Il condense, en quelque sorte, une œuvre impossible à résumer, aux allures de monument, tourmentée par le passage du temps et la perte, s’achevant bien trop tôt sur les mots suivants : « et donc, trouvant tout, je savais que tout était perdu ».
Camille Cloarec
Le Garçon perdu, de Thomas Wolfe
Traduit de l’américain par Étienne Dobenesque, dessins de Clara Citron, éditions du Chemin de fer, 120 pages, 15 €
Domaine étranger À la recherche de l’enfance
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Camille Cloarec
Texte inédit de Thomas Wolfe (1900-1938), Le Garçon perdu est une ode au passé enfui, une élégie au frère trop tôt disparu. Superbe.
Un livre
À la recherche de l’enfance
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.