En tant que mouvement littéraire, le réalisme magique qui consiste à introduire une dimension onirique et surnaturelle dans un environnement réaliste est bien trop souvent considéré comme l’une des caractéristiques de la littérature latino-américaine. Pourtant, s’il y a bien un pays où ce mouvement a toujours été très implanté, c’est la Russie. Il faut ainsi remercier les jeunes éditions Agullo de traduire les nouveaux représentants russes de ce mouvement. Après Anna Starobinets (Refuge 3/9) il y a deux ans, les éditions Agullo publient cette fois l’étonnant Dmitri Lipskerov. Né en 1964, Lipskerov, qui écrit aussi bien des pièces de théâtre que des nouvelles et des romans, est considéré dans son pays comme l’une des figures majeures de la littérature contemporaine russe.
Les deux personnages principaux de ce Dernier Rêve de la raison sont Ilya et Sinitchkine. Ilya est un vieux Tatare solitaire et taciturne, poissonnier de son métier dans un supermarché depuis une quarantaine d’années. Détesté de ses collègues et de ses voisins à cause de ses origines asiatiques, il n’a de relations affectives qu’avec ses poissons. Il vit dans la nostalgie d’Aïza, une belle adolescente, morte noyée alors qu’ils nageaient en mer tous les deux. Tenu pour responsable de son décès, le tout jeune Ilya a été lynché par les habitants de son village et laissé pour mort. Après de longues semaines de convalescence, il fuit sa région natale pour arriver dans cette sinistre ville de Russie. S’il a oublié sa langue maternelle, il ne parle toujours pas le russe correctement. De mésaventures en mésaventures, il va successivement se métamorphoser en silure, en pigeon bleu et en un sensationnel cafard « de la taille d’une paume ». Le capitaine Sinitchkine, lui, est un policier médiocre ayant pour particularité physique d’avoir d’énormes cuisses. Ses cuisses vont d’ailleurs subir d’étranges transformations puisqu’elles vont trois fois de suite se mettre à grossir au point atteindre plus de trois mètres de circonférence et de peser deux quintaux chacune. Pire encore, elles vont faire de lui un Jupiter moderne, puisqu’elles vont d’abord servir de matrice à un guppy, puis à un colibri et enfin à une guêpe. Ce qui réunit Ilya et Sinitchkine est une intrigue qui se joue autour d’un mystérieux étang situé dans une décharge publique. Amené à y enquêter, Sinitchkine y trouvera des vêtements ensanglantés, des corbeaux agressifs, une oreille et un pied coupés. L’un de ses collègues s’y fera dévorer le visage par des piranhas et de ses profondeurs surgiront des centaines de nouveau-nés, dont un bébé tueur ou encore un homme-arbre doué du don de prophétie.
Si tout cela peut sembler grotesque, il y a bien une explication somme toute rationnelle que les lecteurs trouveront dans les dernières pages de ce roman de près de cinq cents pages qu’il est bien difficile de lâcher tant Lipskerov maîtrise l’art de la narration romanesque. Si l’humour, le « gore » et l’absurde semblent être les principaux ingrédients de cet « affreux pastis », il y a aussi toute une critique de la société russe contemporaine, minée par l’alcoolisme, la violence, le racisme et toutes les intolérances. Ce n’est en effet sans doute pas pour rien que ce pauvre Tatare se transforme en animaux tous plus méprisables les uns que les autres. Avec Le Dernier Rêve de la raison, Dmitri Lipskerov s’impose comme le digne héritier de Gogol et Boulgakov.
Éric Bonnargent
Le Dernier Rêve de la raison, de Dmitri Lipskerov, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Agullo, 480 pages, 22,50 €
Domaine étranger Les nouvelles métamorphoses
mars 2018 | Le Matricule des Anges n°191
| par
Eric Bonnargent
Un vieux vendeur de poisson, un flic sans ambition et une jeune noyée sont quelques-uns des personnages de cet étonnant conte philosophique.
Un livre
Les nouvelles métamorphoses
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°191
, mars 2018.