De la surprise de découvrir en page 28 cette phrase d’apparence badine : « And then we quietly fucked and then we slept. » Si la déclaration surprend, c’est qu’elle sort de la bouche du héros et narrateur Thomas McNulty – un jeune Irlandais du XIXe siècle ayant fui en Amérique la énième famine qui sévit dans son pays. Il vient de s’engager dans l’armée avec son fidèle compagnon, le « Beau John Cole ». C’est ainsi que nous apprenons que ces deux soldats s’aiment d’un amour charnel qui perdurera toute leur vie. Ils mèneront de front, si j’ose dire, leurs amours et les atrocités qu’ils commettront envers les Indiens, puis les Confédérés pendant la guerre de Sécession.
Cette phrase d’apparence anodine est fondatrice des Jours sans fin en ce qu’elle recèle toute la complexité du personnage de Thomas McNulty, qui aime l’habit de soldat comme il vénère ces robes féminines qu’adolescent, il enfilait pour danser avec des hommes dans le saloon d’une ville minière. Ce n’est que par la suite qu’il découvre l’existence des travestis indiens que sont les berdaches, des braves habillés en squaws en temps de paix, qui s’empressent de reprendre leurs habits de guerrier si nécessaire. Il y trouve là l’expression toute naturelle de ses aspirations les plus intimes. Thomas McNulty n’a guère fréquenté l’école, il s’exprime dans une langue hachée, rude et incorrecte. Et pourtant, lorsqu’il décrit les beautés des paysages, ceux-ci deviennent de véritables tableaux romantiques, son verbe se fait poétique et son vocabulaire riche. Sans oublier qu’il utilise des expressions irlandaises qui détonnent dans cette jeune Amérique ; comment rendre ces distorsions et complexités, comment rendre la tranquillité de cet amour vécu mais secret, car l’idée de l’homosexualité était à l’époque inacceptable, d’autant plus dans l’armée ; comment rendre les particularités de la langue et de la vie de McNulty, tel a été l’enjeu majeur de la traduction de ce texte.
Ce qui suit n’a rien d’une provocation : j’évite presque toujours de lire les textes que je vais traduire. Je m’accorde le plaisir de progresser dans le récit avec la virginité d’un lecteur. Mais – que mes éditeurs soient rassurés – je fais aussi ce choix pour des raisons professionnelles : je travaille surtout à l’instinct. Toute traduction est une explication de texte, or les miennes ne passent pas par une analyse syntaxique, elles se font dans l’implicite. Elles s’appuient sur mon ressenti. Ne pas avoir lu un texte, cela me permet de m’engager sans préjugé dans sa traduction. Lors de mon premier jet, je me laisse bercer par le rythme, la voix et le style de l’auteur. J’enfile les souliers de l’écrivain, je me calque sur sa démarche. Parfois il flâne, alors je flâne. Parfois, sa prose s’emballe, alors mes doigts vont plus vite sur les touches du clavier. À cette étape de mon travail, je ne cherche pas de solutions, je laisse mon inconscient faire tout le boulot, ou presque ; je suis réduite à une chambre d’enregistrement qui assure la dactylographie. À la fin de la journée, je n’ai pas la moindre phrase ni page aboutie, si bien que même sous la torture, je ne laisserais voir ce stade de mon manuscrit à quiconque ! Au deuxième jet, je prends cette fois véritablement et consciemment les choses en main. Je deviens sculpteur : je taille chaque phrase au burin. Manches retroussées, mains dans le cambouis (toujours favoriser les expressions idiomatiques). Le travail conscient s’appuie sur ma découverte inconsciente du texte. Mes ultimes lectures, sur papier et sur écran, relèvent quant à elles d’un travail d’orfèvre. J’estime que je peux enfin préparer le petit mot qui accompagnera la livraison de mon texte à l’éditeur lorsque je le juge cohérent, lorsque ses aspérités sont des aspérités que j’ai choisies, non celles qui résulteraient d’un manque de temps ou de labeur. La traduction est un artisanat en ce qu’elle est débarrassée de l’angoisse de la page blanche. Mais elle n’est pas qu’artisanat, elle est aussi écriture, car il faut le grain de folie de la création littéraire pour oser passer un texte d’une langue à une autre.
Pourtant, cette méthode bien rodée a presque atteint ses limites avec Des jours sans fin. À ma grande terreur, mon premier jet a révélé toutes les ambiguïtés de cette langue entièrement inventée. Pour retranscrire le ton si particulier de Thomas McNulty, je devais tordre le français, mais pas trop : je considère que le traducteur ne peut s’accorder autant de liberté que l’auteur dans sa langue originelle. Pour rendre le style très oral des protagonistes, j’ai quasiment supprimé toutes les négations. Ce qui m’a valu une belle économie de « ne » ! J’ai usé et abusé des élisions telles « qu’avait » en lieu et place de « qui avait ». Pour faire ressortir le décalage entre l’irlandais et l’américain, je suis allée chercher des expressions vieillottes telles que le « pas piqué des hannetons » de l’incipit. En revanche, puisqu’en anglais, décalage il y a entre le langage oral de McNulty et la poésie de ses descriptions de batailles et de paysages, j’ai dérogé à la règle de la cohérence pour respecter l’incohérence de l’auteur. Dont Sebastian Barry n’avait d’ailleurs pas conscience : il a avoué en interview ne pas se rendre compte que la prose de McNulty évolue en fonction des épreuves qu’il traverse.
C’est en réalité la création d’une langue qui se joue dans Des jours sans fin. Chaque être humain a un langage qui lui est personnel, fait de ses références, de son vécu, de sa culture. On peut visualiser chaque langage comme une bulle. Le travail de traduction consiste à essayer de faire coïncider le plus possible sa propre bulle avec celle de l’auteur, tout en sachant qu’elles ne pourront jamais se superposer. Or, ni Sebastian Barry ni moi ne pratiquons la langue parlée en Amérique au XIXe siècle par des soldats venus d’ailleurs, pour la plupart incultes. Ce roman, en V.O. comme en V.F., est écrit dans une langue que nous avons, lui et moi, inventée de toutes pièces. En cela, la version française des Jours sans fin est un paroxysme de l’illusion que représente l’exercice de traduction : on écrit dans la langue que l’on estime être au plus juste, mais celle-ci est purement imaginaire. Tout traducteur – la traductrice des Jours sans fin en tout cas – est un(e) illusionniste.
*A traduit entre autres Ali Smith, John Cheever, Vivian Gornick. Des jours sans fin est paru en janvier aux éditions Joëlle Losfeld.
Traduction Laetitia Devaux
février 2018 | Le Matricule des Anges n°190
Des jours sans fin, de Sebastian Barry
Un livre
Laetitia Devaux
Le Matricule des Anges n°190
, février 2018.