Cher Patrick Modiano,
Cela fait longtemps que j’hésite à vous écrire. Durant toutes ces années, je n’ai pas cessé de me perdre et de me retrouver dans vos livres. De l’un à l’autre, j’avançais dans un léger brouillard, comme certains matins d’hiver aux abords de la Seine. Parfois j’entr’apercevais des lueurs. De quoi essayais-je de me souvenir en vous lisant ? De vos autres livres ? De ce que, dans ma vie, je ne discerne plus dans la brume ? Je viens de lire vos Souvenirs dormants et je me dis que vous nous faites rencontrer des fantômes de nous-mêmes.
Avec certaines personnes, écrivez-vous, on éprouve un vertige, comme lorsqu’on se trouve au bord du vide. On ne sait pas où elles risquent de nous entraîner, sur quelle pente glissante. Vous nous avez fait glisser sur cette pente, et à quoi nous raccrocher, si près du vide, au bord d’y basculer, comme au moment de s’endormir, à cet instant où on finit par lâcher la bride à nos rêves. À nos rêves ? Aux vôtres ? Dans leurs retours, leurs reprises des mêmes scènes, des mêmes personnages, dans toujours les mêmes rues de Paris, vos livres ne sont-ils pas devenus la matière de nos propres songes ? Mais sommes-nous sûrs d’en être le lecteur ? Nous nous y retrouvons comme dans ces rêves où nous doutons d’être nous-mêmes, à chercher notre chemin dans une ville où nous reconnaissons tout, sans rien reconnaître, sans nous reconnaître.
Je viens de faire une expérience étrange, cela n’est pas la première fois, et je ne dois pas être le seul – vos livres exacerbent notre attention aux coïncidences. Un peu comme votre narrateur, il m’arrive parfois de fausser compagnie. Plutôt que de rejoindre ceux qui m’attendaient, je m’étais assis dans l’arrière-salle d’un modeste café-tabac, au départ du boulevard Saint-Michel. Son décor, me disais-je, n’avait pas changé depuis les années soixante. Et je tombais quelques jours après sur le passage de votre livre où vous racontez un après-midi de l’été 65. Vous-même, votre narrateur, vous étiez retrouvé devant le zinc « d’un café étroit du début du boulevard Saint-Michel ». Je n’étais pas étonné de m’être réfugié dans ce bar en longueur où vous aviez échoué quelques années plus tôt, non loin de la Sorbonne – tous les deux, à vingt ans d’écart, nous y avions joué les étudiants fantômes.
« Paris, écrivez-vous, est ainsi constellé de points névralgiques et des multiples formes qu’auraient pu prendre nos vies. » Nous y traversons des carrefours d’où partent de nombreux chemins, et peut-être négligeons-nous l’un d’eux qui était le bon. Mais, suggérez-vous, un double de nous-même l’aura suivi. Un double ou un sosie semblables à ceux évoqués par Auguste Blanqui dans L’Éternité par les astres. Et ils vont jusqu’au bout des chemins que nous n’avons pas pris.
Notre vie est-elle la nôtre ? Dans Un pedigree, vous racontez votre trouble à constater que votre père pendant la guerre avait usé d’une double identité. Certaines personnes l’auraient croisé sous des noms multiples, et vous-même avez poursuivi l’enquête dans plusieurs de vos romans. Quels fils aurons-nous été, nous dont les pères portaient des noms si incertains ? J’ai souvent rêvé que je pouvais être votre sosie ou votre double, mais bien sûr cela n’était qu’un rêve. Et si vos romans n’ont pas cessé de me replonger dans ce rêve, c’était pour mieux m’en réveiller. Comment dire ? D’avoir réussi à prendre la fuite, vos personnages échappent à leur histoire, à cette identité dont ils se trouvaient prisonniers. Ils ont largué les amarres. J’aime ce moment dans vos romans, quand votre narrateur n’a plus de comptes à rendre à personne. « J’allais devenir quelqu’un d’autre, écrivez-vous dans Du plus loin de l’oubli, et la métamorphose serait si profonde qu’aucun de ceux que j’avais croisés au cours de ces quinze dernières années ne pourrait plus me reconnaître. »
Au fond du café-tabac, j’écoutais les propos des habitués. Depuis tout ce temps ils continuaient leur conversation. J’étais là un peu hors de ma vie. Comme vous, je me disais que j’avais touché le fond, et d’un coup de talon j’allais remonter à la surface. C’était la même impression d’ivresse à chaque fois que je prenais la fuite. Je m’étais débarrassé d’un poids. Et maintenant je vous écris, cher Patrick Modiano, pour vous remercier de me faire devenir cet homme sans identité, n’importe qui, personne ou quelqu’un, qu’importe, ce sera grâce à vous une telle sensation de légèreté.
Souvenirs dormants, de Patrick Modiano
Gallimard, 105 pages, 14,50 €
Quartier libre Tout le monde se ressemble
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Xavier Person
Tout le monde se ressemble
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.