Du cloître à la place publique
C’est pour rendre justice à toute une tradition enterrée, enfouie, que Jacques Darras a rassemblé les textes majeurs des poètes médiévaux du nord de la France (XIIe-XIIIe siècle). Pour redonner cohérence à une histoire qui oublie qu’à Arras, au XIIIe siècle, vivaient vingt mille personnes, autant qu’à Florence, que la prospérité de la ville, cité drapière et financière, était considérable. Qu’à Arras la littérature découvre les problèmes urbains, les questions d’argent, de santé, de liberté. Qu’elle développe le débat théâtral et musical sous la forme de jeux-partis (d’échanges entre poètes) et de chansons, qu’elle n’a donc plus rien à voir « avec la poésie lyrique des petits seigneurs féodaux du sud de la France ». C’est cette matière arrageoise, dont Adam de la Halle, l’auteur du Jeu de la feuillée, est le plus illustre représentant, que Jacques Darras a exhumé, traduit, adapté avec l’espoir de les faire partager au plus grand nombre de nos contemporains.
Une poésie faite pour « nous désenivrer du monde lyrique et féerique, breton et occitan ». Poésie où la vie se rime en octosyllabes, un vers court, concis, qui tourne très vite, « un vers fait pour l’ironie et la satire, avec ses rimes plates martelant une vérité dépourvue de la moindre charité ». Avec, par ordre d’entrée en scène, Philippe de Rémi, Sieur de Beaumanoir, auteur d’Oiseuses et de Fatrasies, qui sont des formes poétiques inédites relevant du burlesque – « Une vieille chemise / Se mit dans la tête / De savoir plaider, / Et une cerise / S’est devant elle mise… » –, d’un non-sens illustrant le refus de la fermeture, le désir de fuite et de libération. Il s’agit d’étonner, de moquer, de s’enivrer d’impossible, de mondes à l’envers, à la Jérôme Bosch. « Fromage de grue / La nuit éternue / Sur l’aboi d’un chien. / Un couteau-massue / Saute et puis le Hue… »
Suivent des Chansons de Conon de Béthune, qui brilla dans les armes et les lettres, participa à la Troisième et à la Quatrième Croisade, fut chef de guerre, ambassadeur, régent, et qui défendait la langue d’oïl et l’accent picard avec véhémence alors que l’on commençait à codifier le « bon » français. « Ils ne sont ni éduqués ni courtois / De me reprendre si j’use de mots d’Artois, / Car je ne fus pas élevé à Pontoise. ». De l’Amiénois Richard de Fournival – contemporain des deux événements majeurs que furent la construction de la cathédrale d’Amiens (1226-1288) et l’ouverture du Collège de la Sorbonne, la « cathédrale du savoir » – Jacques Darras nous fait découvrir Le Bestiaire d’Amour, un traité de courtoisie à la stratégie éminemment réaliste, qui recourt à des portraits d’animaux pour typer les multiples conduites amoureuses, une tradition propre au Nord, puisqu’on la retrouve dans Le Roman de Renart et chez Jean de La Fontaine.
Avec L’Art d’aimer, de Jacques d’Amiens, dont on lit ici la première mise en français publiée, on découvre un texte prenant le total contre-pied du modèle de la chevalerie courtoise. « Qu’elle soit riche, sotte ou sage, / De basse extrace ou haut parage, / Crois, sans douter, que tu l’auras ! » D’Adam de la Halle, de Jean Bodel, de Baude Fastoul, on lira ensuite Les Congés, une invention littéraire qui semble avoir été propre aux poètes arrageois, des douzains octosyllabiques qui sont des adieux : à la ville d’Arras pour le premier, au monde pour les deux autres dévorés par la lèpre, mais encore capables d’humour : « Dorénavant je suis certain / Que Dieu m’aime de bonne amour : / Puis qu’il me prive de pieds de mains » (Fastoul).
Il y avait aussi, dans ce Nord, des moines écrivains. Du Reclus de Molliens, Jacques Darras traduit, pour la première fois, le Miserere, deux cent soixante-treize douzains octosyllabiques où ce Reclus « tape, frappe, cogne à coups de rimes répétés » – qui sont autant de clous qu’il enfonce dans « le cercueil du monde ». D’un autre moine, qui fut un poète avide de succès et de mondanités avant de rompre avec le monde, on peut lire Les Vers de la Mort, dont la force d’images est impressionnante, et qui précède La Prière à la Vierge, de Thibaut d’Amiens, un inconnu dont les vers renouvellent un genre sclérosé par le recours aux litanies traditionnelles et aux images stéréotypées. Une anthologie qui rend visible et fait entendre dans le français contemporain, le rythme, la richesse lexicale et l’esprit frondeur de la poésie de langue d’oïl.
Richard Blin
Du cloître à la place publique : Les poètes médiévaux du nord de la France XIIe-XIIIe siècle. Choix, préface et traduction de Jacques Darras, Poésie/Gallimard, 560 pages, 9,90 €