Dans ce roman monstre, quelque chose confine à la folie. Folie du conflit, de l’isolement, de la solitude, de l’incompréhension. Folie des hommes, et ses multiples corollaires. Violence. Peur. Perte de contrôle. On y retrouve les mises en abyme qui accompagnent souvent les récits de guerre. La guerre comme un jeu, la guerre comme fiction, la fiction transformée en réel, le réel dépassant la fiction. Dans un récit qui tient du roman d’espionnage et du reportage, les fils se croisent, encore et encore, et forment cette trame, dense, réaliste, subtile souvent, brutale, trouble, désespérante et amorale. Peut-être parce que la question reste difficile : quid de la guerre juste ? Et que l’incertitude, la force et la fragilité des convictions des uns, des autres, restent l’essence même de la guerre.
Ils sont danois. Petit contingent d’hom-mes, une femme, embarqué dans un conflit sans fin. Ils sont à l’image de nos sociétés. Jeunes et moins jeunes, avec ou sans idéaux, avec ou sans cervelle, plus ou moins va-t-en-guerre. Tous logés à la même enseigne. Bienvenue en Afghanistan, « un pays qui semble, dans quelque direction qu’on aille, n’être qu’une plaine infinie recouverte de souffrances ». Camp Price ouvre ses portes. Base avancée, cinq cents militaires, des Danois, des Britanniques, un détachement des forces spéciales américaines. Chaleur, poussière, désert. Au quotidien : des patrouilles, l’entraînement, les jeux video, Heart and Mind, quelques embuscades. Rencontre avec la mort. Le choc est brutal. La guerre prend des couleurs, et de la consistance. Fini le jeu. Le groupe se soude. C’est là que tout bascule.
Carsten Jensen ménage ses effets, pour un récit d’une remarquable efficacité, découpé en deux parties, trois actes, cinq zones. « La Zone Blanche est une zone dangereuse (…). La Zone Orange est votre seconde maison – là où le cœur bat à cent pulsations minute, une zone d’extrême vigilance. Dans la Zone Rouge, vous lutterez pour votre vie. Dans la Zone Grise, vous serez dos au mur. Dans la Zone Noire, la panique vous envahira. (…) Et quand vous aurez le goût du sang dans la bouche et que votre cœur cognera dans vos oreilles – ce sera le signe que maintenant, tout est sur le point de commencer ».
Camper le conflit, ses lieux, l’atmosphère : simple mise en bouche. Carsten Jensen prépare le terrain. C’est quand tout est bien en place, alors qu’on est porté par ce récit de guerre, ce mélange habile entre roman de terrain et commentaire sociologique et sociétal sur l’Occident, qu’il explose le cadre. On entre alors dans une zone trouble. Rouge, Grise, Noire ; peu importe. Les repères se faussent. Voilà le thriller, la traque, ces récits vieux comme le monde où la vengeance règne maîtresse. Sans parvenir nécessairement à assouvir toutes les faims, à apporter les réponses attendues, espérées. La vengeance ici comme souvent est ce moteur qui pousse à courir toujours plus avant. Jusqu’à ce qu’il soit (peut-être, inéluctablement ?) trop tard.
Il y a d’abord le regard porté sur la guerre et ses différents acteurs, sur les lieux de conflit, les nouvelles donnes des guerres asymétriques, le traitement des informations, sur le terrain ou au pays. Quand Jensen transforme les soldats danois en objet de traque, il réussit une inversion des codes particulièrement convaincante. Si on ajoute le ton – Jensen est par ailleurs journaliste, et le texte tient souvent du grand reportage (ce qu’il pourrait être, quand on lit à la fin les remerciements de l’auteur) –, les questionnements éthiques, moraux, l’absence totale de manichéisme et le subtil camaïeu de gris qui caractérise chacun de ses personnages, on obtient cette histoire d’hommes piégés sur un échiquier trop grand, aux frontières trop floues. Jusqu’à ce moment où il devient évident pour tous que la guerre a dépassé ceux qui s’y sont engagés. « Ils savaient si peu des côtés sombres de l’existence qu’ils avaient d’eux-mêmes cherché la guerre, juste pour savoir comment c’était. Maintenant, ils savent ce que c’est que la guerre. Littéralement, c’est un abattoir où personne ne sera épargné. Ça devait être fait. Maintenant, c’est fait. C’est fini. »
Julie Coutu
La Première Pierre, de Carsten Jensen
Traduit du danois par Nils C. Ahl, Phébus, 762 pages, 26 €
Domaine étranger L’épreuve du feu
octobre 2017 | Le Matricule des Anges n°187
| par
Julie Coutu
Aux frontières du thriller et du grand reportage, La Première Pierre de Carsten Jensen plonge son lecteur dans l’enfer de la guerre en Afghanistan.
Un livre
L’épreuve du feu
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°187
, octobre 2017.