Samanta Schweblin fait partie de cette jeune génération d’écrivains argentins qui se réapproprient une des traditions les plus fortes des lettres australes, celle de la littérature fantastique, la réactualisant tout en restant fidèle à ses prémices : un réalisme quotidien que l’étrange, l’inexplicable vient perturber. Dans Toxique, cette irruption d’un élément perturbateur est également l’occasion d’aborder en filigrane les dégâts provoqués par l’agriculture intensive qui, dans l’Argentine des immenses champs de soja, est une réalité tragique. Ce n’est là, bien sûr, qu’une interprétation possible d’un péril qui ne cesse d’être diffus, insaisissable, mutant. L’intoxication du titre est aussi bien réelle que mentale, et c’est de ce genre d’ambiguïtés que naît la tension narrative, comme si l’intoxication était d’abord celle du récit. Une tension qui ne se relâche pas dans ce premier roman d’une auteure connue jusqu’ici pour ses nouvelles.
Une femme, Amanda, et sa fille Nina viennent passer leurs vacances dans une ville indéterminée de la campagne, cernée par les champs, et font bientôt la connaissance de Carla, dont le fils David souffre d’un mal mystérieux et mortel, semble-t-il contracté après avoir bu l’eau polluée de la rivière. Ce mal pourrait bien se répandre et toucher à leur tour les deux vacancières. Le récit se construit peu à peu, par circonvolutions, à travers le dialogue tronqué que maintiennent Amanda et David, qui tentent de reconstruire le cours perturbé des événements, alors qu’ils se trouvent dans un lieu et un état incertains, entre la vie et la mort. Amanda et sa fille sont-elles également contaminées ? La « distance de secours » – ce fil invisible que la mère essaie de maintenir toujours tangible entre elle et sa fille afin que rien de mal ne lui arrive – s’est peut-être rompue. Cette « distance » fluctuante pourrait bien être une métaphore des basculements toujours possibles du réel, ou de notre façon de le percevoir, d’autant qu’ici les identités des personnages semblent sujettes à caution.
Guillaume Contré
Traduit de l’espagnol (Argentine) par
Aurore Touya, Gallimard, 128 pages, 14 €
Domaine étranger Toxique de Samanta Schweblin
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
| par
Guillaume Contré
Un livre
Toxique de Samanta Schweblin
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°184
, juin 2017.