Nous sommes toutes deux prisonnières d’un étroit tunnel intime, passionné et aliénant ». Ainsi en est-il du rapport qui unit la narratrice, femme d’une quarantaine d’années, à sa mère. Le joli oxymore que constitue le titre du roman de Vivian Gornick illustre à lui seul cette ambivalence. L’amour filial, selon l’auteure, est tout à la fois impossible et essentiel. Bien plus tôt, la petite fille qu’elle était l’avait réalisé : « avec maman, l’enjeu était clair : j’avais du mal à respirer, mais j’étais sauve ». Si la fille et la mère ne peuvent se passer l’une de l’autre, elles ne peuvent pas non plus se supporter. C’est cette complexité sentimentale qu’Attachement féroce s’évertue à expliciter.
Le récit recoupe les promenades contemporaines dans les rues de Manhattan, qui ont tout d’un rituel, avec le passé commun. Les deux femmes déambulent et se disputent, se souviennent, se réjouissent. Un défilé de silhouettes oubliées défile. Il y a la folle Mrs Kerner, incapable d’effectuer la moindre tâche domestique, Nettie Levine et ses innombrables liaisons, et bien d’autres épouses délaissées. Cette série de portraits dépeint une époque (les années quarante) et un lieu (le quartier juif du Bronx) à jamais disparus, au cœur desquels régnaient « un calme morose, une torpeur érotique, la banalité ordinaire du déni quotidien ». Les héroïnes féminines, pour la plupart soumises à une figure masculine, sont les plus marquantes. « Futées, versatiles, illettrées, on les aurait crues issues des romans du naturaliste Theodore Dreiser », se rappelle la narratrice.
Ces souvenirs peuplent les conversations des deux marcheuses. La vie de Vivian Gornick, journaliste très reconnue aux États-Unis, se dessine peu à peu. Un parcours bien différent de celui de sa mère, qui après s’être consacrée à l’amour, devint une veuve éplorée – « pleurer papa devint son activité, son identité, son rôle ». En effet, l’auteure est une femme divorcée, investie dans la cause féministe. Et si les liaisons qu’elle entretient et le mode de vie qui est le sien désespèrent sa mère, elles ne sont pourtant pas si éloignées l’une de l’autre. Toutes deux sont bien « deux femmes aux inhibitions étonnamment proches, liées parce qu’elles ont passé toute leur vie ou presque dans l’orbite l’une de l’autre », qui s’aiment et se détestent, s’attirent et se fuient. À l’image de sa relation avec sa mère, le récit de Vivian Gornick est pétri de contradictions, d’hésitations, de renoncements. Témoignage d’une admiration et d’un attachement sans bornes, il rend un hommage émouvant à cette figure irritante, complémentaire et irrésistible qu’est une mère. Camille Cloarec
Attachement féroce, Vivian Gornick
Traduit de l’américain par Laetitia
Devaux, Rivages, 224 pages, 20 €
Domaine étranger Dépositaires de vie
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Camille Cloarec
Le récit autobiographique que l’Américaine Vivian Gornick consacre à sa mère est un hommage détonant et vibrant.
Un livre
Dépositaires de vie
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.