L’Uruguay est un pays plein de ressources, même si l’on en parle peu durant nos dîners. Nous lui sommes redevables d’auteurs aussi importants que Juan Carlos Onetti (1909-1994), Horacio Quiroga (1878-1937), Mario Benedetti (1920-2009) ou l’inestimable Mario Levrero (1940-2004), ça n’est pas rien. N’omettons pas Jules Supervielle, Jules Laforgue ou Lautréamont qui ont toujours été admis avec ferveur. Pour Felisberto Hernández, les choses ne se passèrent pas aussi bien. Né à Montevideo le 20 octobre 1902, il commença par être un musicien sans succès avant de devenir un écrivain dont l’œuvre fantomatique traversa très lentement l’océan. Et ça n’aura pas été faute de mettre de l’eau dans ses textes.
Surnommé l’« Elfe de Montevideo », inspiré par les œuvres de Proust et de Kafka, il fut le représentant premier d’un fabulisme qui a parcouru et parcourt toujours la littérature latino-américaine. Auteur de douze volumes publiés de son vivant, plus quelques inédits, il n’a eu les honneurs d’œuvres complètes françaises que dans les années 1990 – elles sont pourtant très raisonnables en pagination. Ce sont les traducteurs Gabriel Saad et Laure Bataillon qui se firent les vecteurs d’un volume de 600 pages… épuisé depuis longtemps. Au royaume du « tout est disponible grâce au net », on constate une fois encore que le bourrage de crâne se cogne à la réalité. Par bonheur, l’édition d’une anthologie composée d’une poignée de nouvelles, Les Hortenses, équipée du titre d’un fameux recueil de 1949, remet Hernández sous les projecteurs et il s’agit d’en profiter pour faire connaissance.
Initié au piano dès l’âge de 9 ans, Felisberto H. prit d’abord des leçons d’harmonie avec l’organiste français Clemente Colling. Il donne son premier récital à Montevideo – il avait commencé à l’âge de 15 ans dans les cafés ou au pied du grand écran où il sonorisait les films muets. Sa vie est une succession de marasmes et d’échecs. Plusieurs mariages (l’un, en particulier, avec l’espionne du KGB Africa Las Heras dont il ignorait le véritable métier), des ratages, des détours. Il finit par abandonner la musique et par publier à l’âge de 40 ans seulement son premier véritable livre, Du temps de Clemente Colling, puis Le Cheval perdu l’année suivante. Entre 1925 et 1931, sa musique l’avait mené à travers le pays dans des tournées blafardes durant lesquelles, lorsqu’il ne tentait pas de vendre des bas, il publiait d’étonnantes plaquettes confidentielles sur des presses de fortune. Des éditions frustres de textes erratiques et sans soucis d’esthétique. L’une d’entre elles porte le titre de Libro sin tapas, Livre sans couverture (1929). Sa première « prousterie », selon son propre mot, marque la seconde étape de son œuvre durant laquelle il assemble des souvenirs d’enfance : l’échec Du temps de Clemente Colling est patent cependant. Mais il s’obstine, assuré qu’il serait connu « dans cinquante ans ».
Pour vivre, il occupe des petits emplois de bureau, vit des amours malheureuses et fait, grâce à Supervielle devenu son mentor, un long séjour à Paris entre 1946 et 1948, marque du début de la dernière partie de son œuvre. Installé à l’hôtel Rollin, il lit la littérature française d’après-guerre et écrit Les Hortenses sous l’influence des poupées d’Hans Bellmer, tandis que dans La Maison inondée (1960), nouvelle où tout est attiré par l’onde, il croise tout près de L’Enfant de la haute mer de son ami et semble parfaitement capable de mettre des mots sur la peinture du belge Paul Delvaux. Nimbée d’un onirisme puissant et évocateur, son œuvre s’attira l’intérêt et les louanges de Julio Cortázar.
Le plus souvent on a retenu de son œuvre « Les Hortenses », un théâtre où un duo met en scène des poupées grandeur nature. Le magicien mélancolique qu’était Hernández trouvait dans l’insolite et la fréquentation idéelle d’excentriques et de maniaques, de divas énormes ou de somnambules de quoi améliorer son terne quotidien. Et c’est ainsi que l’insolite nimbe la persistante figure du musicien à peu près gueux qui abandonne son piano miteux « sec comme un cercueil ». Porté à la somnolence comme un certain Jean-Pierre Martinet, Felisberto Hernández, « machiniste du mirage » (André Clavel) aura laissé en partant, en 1964, au milieu de livres épars, de fragments, de traits furtifs et, probablement, d’un très vieux piano, trois très grands recueils de nouvelles, dont Personne n’allumait les lampes (1947), des nouvelles qui ont fait dire à Italo Calvino dans les Œuvres d’Hernández publiées en Italie, « Felisberto Hernández est un écrivain qui ne ressemble à aucun autre : à aucun des Européens et aucun des Latino-Américains ; c’est un irréductible qui échappe à toute classification et à tout embrigadement, mais qu’on identifie, à coup sûr, dès la première page ». C’est la réédition de cette œuvre magnifique que l’on attend désormais.
Éric Dussert
Les Hortenses
de Felisberto Hernández
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Laure Guille-Bataillon, Points, 272 pages, 8,50 €
Égarés, oubliés Un pauvre magicien
juillet 2016 | Le Matricule des Anges n°175
| par
Éric Dussert
Proche de Supervielle, Felisberto Hernández était un oniriste mélancolique. Au cours de sa vie bancale, il avait pris l’habitude de fuir où personne ne pouvait le suivre.
Un livre
Un pauvre magicien
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°175
, juillet 2016.