Lire Echenoz, c’est souvent faire un pas de côté. Côté face, il y a le genre, voyant, polar, d’Envoyée spéciale et ses accessoires à gogo (voitures, pistolets, petits doigts) ; côté pile, il y a des poèmes saugrenus (une cache dans une éolienne tournant à l’envers, un merle minimaliste, les variations de la voix du métro). On croit tomber dans OSS 117 manière éditions de Minuit et on dérive dans une lente suite d’aquarelles – entre la réjouissance et les mélancolies. Et c’est sans fond. Ce vertige tranquille est l’élégance d’un grand auteur ; il dit le désir de roman, aussi : un élan et une forme plus encore, peut-être, qu’un contenu et ses péripéties.
Cela faisait longtemps, pourtant, que le romancier des Grandes blondes (1995) n’avait pas signé un récit d’aussi longue haleine. Il avait détourné le récit biographique avec son triptyque (Ravel, Courir, Des éclairs), dégonflé la pompe du roman historique avec 14, donné quelques menues nouvelles avec Caprice de la reine. Il reprend (ou feint de reprendre) du service (de la France – et du roman) avec Envoyée spéciale. Constance n’est pas blonde (sauf erreur), mais elle partage avec ses prédécesseuses et romanesques héroïnes une gloire passée (chanteuse d’un tube, Excessif – titre qui n’est pas rien, chez un artiste de l’euphémisme comme Echenoz), et un prénom de qualité, laissant présager le meilleur du pire. On l’a recrutée à son corps défendant pour faire chavirer le cœur d’un officier nord-coréen. « Vous vous foutez de moi, a supposé Constance. Pas le moins du monde, l’a rassurée Bourgeaud. Donc vous êtes complètement givré, a-t-elle diagnostiqué. Pas tant que ça, a-t-il nuancé en désignant une carte de la péninsule coréenne punaisée à un mur du bureau, je vais vous expliquer. » Parallélisme des phrases, dialogue aux oignons serti dans un récit qui rime et rythme de partout : on reconnaît la petite musique ironique de l’auteur. Après le beau temps, le grain. Ça va gripper. Sec. Comme les premiers romans d’Echenoz, Envoyée spéciale est une espèce d’horlogerie facétieuse, de mécanisme huilé qui nous fera presque retomber sur nos pattes. Tout aura changé, pour qu’en fin de compte, presque rien ne change. Tout est dans le presque.
Tout, d’abord. Notre auteur, natif d’Orange, parvient à nous faire passer (par pure et simple attraction phonétique) de la rue Greuze dans le très parisien XVIe arrondissement, à la Creuse (et notamment Châtelus-le-Marcheix, commune de naissance de Pierre Michon, sans Pierre Michon mais avec de la miche – de pain) puis à la Corée (où l’on trouve pour de bon, cette fois-ci, miracle de la littérature, Michon), et retour. Nul ne sait nous balader comme Jean Echenoz. À part peut-être Patrick Modiano, dans Paris. Mais nul autre que lui pour faire reluire l’étrangeté des noms, propres ou communs, faire consonner les rues Pali-Kao et Corentin Cariou, baptiser ses personnages Pélestor, Dieulangard ou Gong-Un-ok, choisir pour végétaux les liquidambars et les zinnias, en guise de poisson l’holothurie et de narcotiques le propofol… Des charmes discrets du loufoque. Le mystère demeure.
On avait déjà, en territoire échenozien, rôdé dans les parages de Notre-Dame-des-Otages, flairé des pistes près du boulevard Mortier, erré en rase campagne. Que diable ira-t-on faire en Corée du Nord ? Et à quoi bon ces chromos français rétros, François Achille Bazaine, looser de la guerre franco-prussienne de 1870, et Michèle Mercier, l’ange d’avant les années 1970, qui parsèment le récit ? Hypothèse numéro une : l’esprit français est ringard et sa géopolitique has been, comme l’a montré une récente et désarmante mini-série sur Arte. Hypothèse numéro deux : l’esprit de la guerre froide n’est pas mort. Hypothèse numéro trois : c’est James Bond qui devrait en prendre de la graine, car « face aux plus hautes technologies, rien ne vaut les méthodes artisanales ». Plus sérieusement, la Corée se révèle sous la plume d’Echenoz un terrain parfait pour explorer le même et le double (citons en digressant à ce sujet le passage où le mari de Constance retrouve une ancienne connaissance, « comme le double pâli de quelqu’un, ressemblant mais délavé, comme un vieux fax qu’on redécouvre après toutes ces années, comme on oublie souvent l’original dans la photocopieuse »). Ou de l’art de mettre en boîte la littérature et sa propre esthétique. La dictature s’avère en effet un régime d’écriture d’élection pour un auteur de la répétition et de la variation, pour un styliste de la litote. Dire peu pour signifier plus. Un mot de trop pourrait vous envoyer couler des jours bien mal heureux.
Après le tout, le presque, donc. Dans cette tâche de Sisyphe que sont le renseignement et l’art du roman, il faut, malgré tout, et en nous fiant au plaisir de la lecture, imaginer et avouer, une fois n’est pas coutume chez Echenoz, Constance (et nous avec) heureuse.
Chloé Brendlé
ENVOYÉE SPÉCIALE DE JEAN ECHENOZ
Éditions de Minuit, 313 pages, 18,50 €
Domaine français Echenoz, en filature
L’écrivain reprend ses fondamentaux et une grande forme : récit d’aventure, roman d’amour, soap opéra, cinéma d’espionnage, de la diagonale du vide français(e) à la Corée du Nord ; tout cela, entre autres, est miniaturisé dans Envoyée spéciale.