On l’appelle aujourd’hui le Gay Village : entre friches industrielles et rues résidentielles, entre clubs (très) branchés et constructions contemporaines (dont le fameux siège du MI-6, les services secrets britanniques), le quartier de Vauxhall dans le sud de Londres demeure néanmoins encore un quartier populaire, où l’on vit en moyenne vingt ans de moins que dans le centre de la ville. C’est là, tout près de la Tamise et de Big Ben – mais du mauvais côté du fleuve –, qu’au tournant des années 1960-1970 commençait la grande vague de « reconfiguration » du quartier suscitée par l’appétit des promoteurs : destructions, expulsions, relogements des populations les plus « précaires ». Et c’est là, dans le parfum vaguement apocalyptique de la fin d’un monde, la fin de ce monde, que se déroule Vauxhall, premier roman de Gabriel Gbadamosi, poète, dramaturge et essayiste britannique. Un récit d’enfances : la sienne, dans ce quartier d’avant le grand nettoyage où cohabitent et s’entassent des communautés multiples (Africains, Jamaïcains, Indiens, Irlandais, Guyanais…), mais aussi celle de la société multiculturaliste que l’Angleterre érigeait encore alors comme modèle – celle d’une société métissée et tolérante, capable par une multi-ethnicité revendiquée de donner des visages pluriels à l’identité nationale.
Un père nigérian et musulman. Une mère irlandaise et catholique. Quatre frères et sœurs, parmi lesquels le petit Michael, le narrateur. Et puis, dans la maison, « les trois Carthys en haut, Mr Babalola et Florence en haut, dans la pièce du fond, ça faisait neuf… onze. Nana qui était avec nous dans la pièce de devant, douze, et M. et Mrs Singh et Marie dans la pièce de devant au rez-de-chaussée, quinze… et puis les deux étudiants nigérians qui partageaient la pièce qui donnait sur la cour avec Mr Adjani. » Et puis, dans le quartier, les Danny, Yabuku, Thaddeus, les Mersey, les Waller… Les grappes d’enfants et leurs combines ou leurs vacheries, et « les gens qui arrivent et qui repartent sans avoir fait partie de l’endroit ». Les fêtes flamboyantes quand l’Afrique s’invite à la maison, les disputes, le racisme (« nègre ! nègre ! », « un vrai petit singe hein ? ») et la mort (celle d’une petite Indienne, qui ouvre le roman et, le lendemain, celle « d’un homme », simplement mentionnée : mais il s’agit de Martin Luther King). Et encore les couleurs du feu, l’amour fou d’un petit garçon pour sa mère, la douceur infinie et l’autorité d’un père aux joues rituellement scarifiées, ou « le bruit des trains sur les rails, le bruit des feuilles dans les arbres (…), les craquements dans les escaliers, le vent dehors qui secoue les volets, les portes qui claquent et les oiseaux ».
Le regard de l’enfant est le prisme du lecteur, par lequel il appréhende un monde étrange et mystérieux, un monde dont il n’a pas les clés, et dont il reçoit la violence ou la beauté sans les décrypter vraiment, dans cette bulle éphémère mais fondatrice de l’enfance qu’est l’innocence. Chaque action, chaque événement est décomposé en faits élémentaires qui s’articulent sans être vraiment compris. Tout est là pourtant, indices muets pour l’enfant, parsemés par la plume légère de l’auteur ; et nous voilà dissociés, ramenés nous aussi à l’enfance, partageant la vision d’« un garçon avec des cheveux bruns en broussaille et des yeux éblouis », mais simultanément capables d’appréhender par notre lucidité d’adultes les enjeux, les contours, les arrière-plans. La déconstruction narrative – par fragments, vignettes ou scènes extirpés du souvenir – participe encore de cette sorte d’évidence perceptive, tout comme la limpidité de la langue, traversée par moments de torsions infimes.
Alors que les pelleteuses se rapprochent, chassant les souris comme les hommes, la rue se transforme peu à peu en désert. Il faudra donc bien partir, mais c’est tout sauf une fin. Tout sauf une défaite. La grande force du roman est aussi là, dans cette sorte de détermination tranquille, de présence paisible qu’il manifeste : dans le regard de Michael, le racisme n’existe pas, puisque lui-même ne sait pas qu’il est Noir. Ces catégories n’ont pas lieu d’être : plus que d’être mises à distance, plus que d’être contestées, elles sont tout simplement annihilées. « « Elle vient d’où (ta mère) ? — D’Irlande, j’ai dit. — Et papa ? — D’Afrique ». Elle a reculé la tête et m’a regardé attentivement un moment. « C’est pas grave. Et toi ? » a-t-elle demandé. Je ne savais pas quoi répondre à ça alors j’ai dit « D’ici. » »
Valérie Nigdélian
Vauxhall
de Gabriel Gbadamosi
Traduit de l’anglais par Elisabeth Gilles, Zoé, 368 pages, 22 e
Domaine étranger De toutes les couleurs
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Valérie Nigdélian
Le multiculturalisme est-il un échec ? Preuve par les faits avec ce récit lumineux de l’enfance métissée de Gabriel Gbadamosi, dans le Londres de la fin des années 1960.
Un livre
De toutes les couleurs
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.