L’aura tragique de son destin aura inspiré romanciers (David Foenkinos, mais avant lui et de façon plus pénétrante, Bruno Pedretti, La Jeune fille et la mort, Robert Laffont, 2006), cinéastes et compositeurs d’opéra. Les éditions Le Tripode nous donnent désormais les moyens d’apprécier le génie protéiforme d’une artiste inclassable. Vie ? ou Théâtre ?, Charlotte Salomon l’a composé dans l’urgence, alors que contrainte par les persécutions nazies en janvier 1939, peu après la Nuit de Cristal, elle fuit Berlin pour rejoindre ses grands-parents maternels en France, non loin de Nice. C’est dans la propriété d’Ottilie Moore, une riche Américaine qui accueille des réfugiés, qu’ils trouvent asile. En mars 1940, sa grand-mère se défenestre devant ses yeux. Elle a 23 ans. C’est après ce terrible événement que son grand-père lui révèle la malédiction qui frappe sa famille depuis plusieurs générations : bien avant sa grand-mère, sa tante maternelle (dont elle porte le prénom) puis sa mère (qu’elle croyait morte d’une grippe) ont mis fin à leurs jours, à l’instar d’autres parents dépressifs et mélancoliques. La guerre désormais alourdie par la brutale révélation des suicides en série fait redouter à Charlotte l’imminence de sa propre mort – de sa folie. Avant d’appartenir à l’Histoire, son malheur n’est-il pas déterminé par une « prédisposition » de la nature ? La conscience de sa filiation, du legs inscrit jusque dans son sang, ne l’accule-t-elle pas, elle, le rejeton de la lignée, à répéter le geste funeste ? « Elle se vit donc placée devant ce choix : mettre fin à ses jours ou bien entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier » écrira-t-elle rétrospectivement. Contre la malédiction des généalogies qui prennent valeur de destinées, contre l’infernale chaîne suicidaire, contre son grand-père qui s’acharne à la condamner d’avance, Charlotte Salomon choisit l’art – cette fenêtre par laquelle elle se sauve corps et âme. En moins de deux ans, la mort aux trousses, et grâce à la complicité de sa bienfaitrice Ottilie, la dédicataire de son œuvre, elle va créer sans relâche, inventant sa propre issue. Par ce geste extraordinaire, c’est bien une fureur de vivre inouïe que Charlotte Salomon affirme. Un parcours de salut de plus de 700 gouaches, depuis la première qui montre le suicide de sa tante en 1913 jusqu’à celle où, en 1940, ayant pris le parti de la vie, elle se représente face à la mer en train de peindre un tableau vide, avec écrit sur le corps le titre de son œuvre : « Leben ? oder Theater ? »
Tout à la fois récit pictural, représentation scénique et drame musical, l’œuvre de Charlotte Salomon est davantage qu’un roman graphique. C’est en effet une peintre musicienne qui imagine son histoire, volontiers conçue comme « une opérette » (un Singspiel) ; en cela, une œuvre d’autofiction inédite, à lire autant qu’à voir et écouter. Aux gouaches, peintes avec seulement trois couleurs, se trouvent associées des feuilles calques où sont annotés...
Événement & Grand Fonds Charlotte Salomon, par elle-même
Voici enfin publiée, pour la première fois et dans son intégralité, l’œuvre de cette artiste juive allemande réfugiée dans le sud de la France et déportée à l’âge de 26 ans à Auschwitz. Une édition imposante qui rend justice à l’audace d’un talent éminemment original.