Le sang a rendu malade Ernest Cœurderoy, fils de médecin, étudiant en médecine, interne à l’Hôtel-Dieu, figure révolutionnaire française, dont la langue fut si remarquable qu’il passe aujourd’hui et pour un modèle de constance idéologique, d’engagement total – comme l’Enfermé Gustave Blanqui – et pour un précurseur des écrivains les plus électriques. « Je n’aimais pas les femmes gâtées, le vin bleu, la lourde bière, les cartes et le billard qui abrutissent, les nauséabondes émanations de l’estaminet. Aussi me voyait-on rarement au milieu de mes condisciples que la politique de Louis-Philippe s’efforçait de faire tourbillonner dans un abîme de dégradants plaisirs. » Membre du mouvement de février 1848 (fin de la monarchie de Juillet), le jeune Cœurderoy (24 ans) fut le témoin de la répression sanglante et en resta marqué. Exilé à la suite de la manifestation contre la politique française en Italie du 13 juin 1849 et la tentative d’établissement d’un gouvernement insurrectionnel, il fuit comme Ledru-Rollin ou Victor Considérant et se réfugie en Suisse où il apprend sa condamnation à la déportation par contumace et à une vie d’errance à travers l’Europe. Par la suite, il refusa tout net l’amnistie que le régime lui octroya et il disparut le 21 octobre 1862 à Genève à l’âge de 37 ans, brûlé par la rage et la désillusion.
Né le 22 janvier 1825 à Avallon, Ernest Cœurderoy était d’une pièce. On le constate très vite en avançant dans ses Jours d’exil où il donna en deux fois, en 1854 et en 1855, les pages qui le firent admirer. Et pas seulement pour des raisons politiques. « Les crétins sont des rois et les rois sont des crétins. » C’est le sens de la mesure qui plaît chez ce hardi cosaque sans cheval qui s’exalte, regimbe, s’anime d’une verve incroyable. Un régal pour les lecteurs des frénétiques, de Lautréamont, de Rabelais, des fonceurs de tout poil – parmi lesquels, on ne peut pas le nier, quelques fous littéraires, comme le fameux empereur des Bretons, Auguste Boncors.
Témoin le paragraphe que Cœurderoy consacre aux Heures de prison (Librairie nouvelle, 1855) de Marie Capelle-Lafarge accusée d’avoir empoisonné son mari : « Je donnerais tous les jours qui me restent pour écrire jamais une seule page semblable aux siennes… Personne encore n’a osé dire que ce livre était l’œuvre du plus grand poète de nos temps… Femmes d’Europe, ô mes sœurs bien-aimées ! versez, versez sur Marie Capelle les plus pures de vos larmes ! (…) lisez et relisez encore. Alors, peut-être frapperez-vous du pied, grincerez-vous des dents, vous laisserez-vous croître cheveux et ongles pour en user au besoin ; alors, vous dressant de votre hauteur, vous jurerez sans doute de ne plus laisser humilier en vous la dignité de femmes ! »
Libre-penseur, adepte de la diatribe, de l’envolée militante et du lyrisme mâle, Cœurderoy reste une figure majeure de la gauche révolutionnaire – et littéraire. Son Hurrah !!! ou la révolution par les cosaques (Plasma, 1977 ; Cent pages, 2001) ou ses Jours d’exil réédités une première fois par Stock en 1910-1911, par les Archives Karéline en 2010 et par Héros-Limite aujourd’hui, figurent désormais dans les classiques de la subversion désolée. Il ne s’y trompait pas en notant à propos de ses écrits « Et ce nouveau tableau tracé, je n’aurai rien fait encore que parcourir, haletant, une terrible phase de démolition sociale : / Que montrer à mes contemporains la révolution à son aurore, dégageant son disque embrasé du milieu des nuages de sang rassemblés à l’horizon ! / Plus tard, il me faudra leur faire voir l’astre splendide répandant sur les hommes heureux la gloire de ses rayons d’or. »
Max Nettlau, le bibliographe de l’anarchie savait, lui, qu’Ernest Cœurderoy avait laissé à notre usage, malgré l’âpreté de son existence les publications « les plus fières de liberté et de révolte de leur temps ». Il s’agit de nous montrer digne de ce chef-d’œuvre.
Éric Dussert
Jours d’exil (1849-1853)
d’Ernest Cœurderoy
Introductions de Jacques Gross et de Max Nettlau, postfaces de Marianne Enckell et Marc Vuilleumier, Héros-Limite, 927 pages, 40 €
Histoire littéraire Les crétins et les rois
septembre 2015 | Le Matricule des Anges n°166
| par
Éric Dussert
Libertaire total, Ernest Cœurderoy publiait en 1854 un somptueux journal d’exil.
Un livre
Les crétins et les rois
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°166
, septembre 2015.