Il est des lectures qui font du bien, qui viennent bousculer ce qui fait le lit ordinaire de la pensée. Des livres qui captivent par la façon dont ils s’écartent du déjà pensé, brisent le confort de la pensée « unique » ou l’arrogance des pensées normatives. Qui ne posent pas comme une évidence que nos valeurs ont vocation universelle et doivent, comme une chose allant de soi, être projetées sur le reste du monde. Des livres qui suggèrent, au contraire, qu’il serait peut-être bon de commencer par se déranger en allant voir ailleurs comment on pense, depuis quels types de configuration, afin de réenvisager ce qui configure notre propre pensée, depuis cet ailleurs. Introduire une distance, provoquer un effet de dissociation afin de redonner souffle, matière et initiative à la pensée.
Ce dépaysement de la pensée, passant par l’exploration d’autres intelligibilités que celles de l’Occident, est le propre du travail entrepris par François Jullien, le philosophe, helléniste et sinologue que l’on sait. Voilà des années qu’il interroge et fait dialoguer concepts chinois et européens, d’où l’idée « de commencer de nouer entre eux les divers fils » du filet qu’il tisse, maille à maille, entre les langues-pensées de la Chine et de l’Europe, à partir d’une méthode assez simple. Plutôt que d’identifier des ressemblances et des différences, pour caractériser l’une et l’autre pensée, il préfère repérer des écarts et organiser des vis-à-vis entre ces langues et ces pensées : Propension / Causalité ; Disponibilité / Liberté ; Influence / Persuasion ; Connivence / Connaissance ; Ressource / Vérité… L’écart, en ouvrant de l’entre, en permettant à chaque pensée de se dévisager dans l’autre, rétablit du choix, de l’initiative dans la pensée. Une manière de faire travailler les concepts, de former des cohérences, d’élaborer pas à pas un lexique euro-chinois de la pensée, celui qu’il nous propose dans ce livre, et qui par-delà des manières d’habiter le monde et de lui donner sens, pointe des possibles de la pensée pouvant faire ressource et ouvrir sur une nouvelle intelligence des « choses » de la vie.
Cette façon de s’écarter, de quitter sa langue – en en apprenant une autre – et sa pensée – en entrant dans une autre – pour se retrouver quasi nu et ainsi mieux à même de recommencer à philosopher, rend manifeste la manière dont la langue plie la pensée, la détermine. Comme il n’existe pas de verbe être en chinois, la question de l’Être ne s’est jamais posée, ni donc celle de l’ontologie, du devenir ou même du « qu’est-ce que c’est ? ». La pensée chinoise, portée par une langue sans conjugaison, sans voix active ni passive et se dispensant d’énoncer un sujet grammatical, pense en termes de flux, d’énergie, de polarité – c’est-à-dire d’opposés complémentaires en interaction – de passages et de transition. Et parce qu’elle ne s’est pas préoccupée de construire une autonomie du sujet, elle a conçu des rapports humains à l’instar de ceux tissant le monde, un enchaînement de processus entrant en corrélation et précipitant en évolution.
La Chine a pensé le processus, la constance des cohérences au travers des transformations. Là où la philosophie occidentale privilégie la notion de vérité – qui immobilise, codifie – la Chine cherche à penser la disponibilité, qui maintient ouvert l’éventail des possibles, rend apte à répondre pleinement à chaque sollicitation, déplie un rapport harmonieux d’intégration avec l’ordre des choses. Autrement dit la pensée reste évolutive – et la sagesse est l’art de demeurer en phase avec le mouvement interne qui anime sans cesse les situations. Car le réel – « l’effectif » dit F. Jullien – est un avènement permanent. Tout est en transformation. En Chine, on ne représente pas, on laisse respirer, on actualise, on épouse la spontanéité des processus, on s’intègre à la cohérence du cours des choses.
En mettant en regard la logique non logique de la pensée chinoise – sa « cohérence taoïque » – et notre logique ontologique, c’est le commun de l’expérience que cherche à isoler F. Jullien, ainsi que le commun de l’intelligible, celui qui permet le partage et le dialogue. Travail exemplaire qui implique des réélaborations – l’efficacité par exemple : être efficace, en Chine, ne consiste pas à imposer sa volonté aux choses mais à épouser leur propension, à se glisser dans leur cours oscillant et fluide – et qui ouvre de multiples perspectives dans des domaines aussi divers que la stratégie, le politique, l’éthique ou l’esthétique.
En se détachant du logocentrisme, en ressaisissant, dans leur singularité, leur inconçu et leur inenvisagé respectifs, la pensée ontologique et la pensée taoïque, c’est leur fécondité et leur inventivité que François Jullien voudrait pouvoir appliquer à la pensée du vivre.
Richard Blin
De l’Être au Vivre
François Jullien
Gallimard, « Bibliothèque des idées », 320 pages, 18,90 €
Essais Philosopher dans l’écart
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Richard Blin
En faisant dialoguer la philosophie occidentale avec la pensée chinoise, François Jullien entend défendre des fécondités culturelles, non des identités.
Un livre
Philosopher dans l’écart
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.