Pour un peu il s’en voudrait presque de creuser encore une fois le sillon autobiographique : « pardon, pardon, je mouds toujours le même grain », s’excuse Lionel Bourg dans Ce serait du moins quelque chose, évocation tourmentée de sa prime jeunesse. Lui, l’enfant né à Saint-Chamond, « pays noir », qui voulait à tout prix échapper à la mine passe maintenant son temps à excaver. L’écriture lui est un instrument d’extraction. Il gratte, pioche, fouille cette enfance qui n’a pas été un nid douillet mais un nœud douloureux. Qui étouffe, qui étrangle, encore aujourd’hui. Si longtemps après, l’univers de l’enfance a toujours pour Lionel Bourg quelque chose de carcéral. Fût-il un homme mûr, il tente encore d’en sortir, d’en pousser les murs. Avec des mots choisis, il remue donc tout un magma bouillonnant de souvenirs et touille la houille des maux d’antan. Heureusement, la mélancolie connaît des éclaircies. Et parfois un ange sourit. Celui de Lionel Bourg enfant se déplace à vélo et s’appelle Charly Gaul.
Dans L’Échappée, l’écrivain évoque ce coureur cycliste luxembourgeois des années 50 qui partait à l’assaut des cimes sans ciller. Plus raide était la pente, plus facile son coup de pédale. Aux yeux de l’enfant esseulé, ce champion fait office d’ami, de complice, de confident imaginaire. Il lui tient chaud. Il faut, écrit Lionel Bourg, « nouer le nom de ses héros comme un foulard ». À la fois figure tutélaire et tuteur légendaire, le vainqueur du Tour de France 1958 émerveille l’enfant au « cœur gros » : « Jouant sa vie, sa destinée plus que sa carrière sur une illumination, il n’aspire qu’à la solitude flanquée de vertiges où il précède à jamais pour moi des individus peu soucieux de la norme ». Grandir supposant de trouver des modèles à admirer, le petit Lionel s’adonne sans limite au culte de cette idole inclassable. L’Échappée est un hommage vibrant, en noir et blanc, rendu à la personnalité haute en couleur de ce grimpeur.
Tirant son titre d’un passage d’Absalon ! Absalon ! de Faulkner, Ce serait du moins quelque chose est plus sombre que L’Échappée. Toujours sur les terres de son enfance, Lionel Bourg s’y montre aussi coriace que fragile. Le regard jeté en arrière se fait plus inquiet, un sentiment renforcé par les dessins, presque torturés, de Cristine Guinamand. Son trait tremblé à elle fait écho à son agitation à lui. Dans ces pages se croisent ombres et fantômes, spectres et chimères, et l’on voit un gosse « sans repère ni planche de salut face au branle-bas des apparitions ». Comparé à L’Échappée, où la prose oscille entre envolées lyriques et style télégraphique, la phrase de Lionel Bourg se fait cette fois plus épaisse, plus dense et drue. Elle est comme un fil d’Ariane qui nous guide « dans un cerveau d’enfant », sens dessus dessous. On l’a dit en ouverture, il creuse ici tunnels et galeries. Le lecteur s’y perd, tourne en rond, revient sur ses pas, à l’image d’une écriture tout en allers-retours et contorsions. Elle charrie beaucoup de choses, cette langue : à commencer par une tentative de cerner sa propre origine, sa pulsation intime.
Car dans ce livre-dédale Lionel Bourg semble s’interroger sur l’éclosion de l’expression artistique comme « recours », secours, issue pour « l’enfant proscrit ». Et presque mot pour mot, tel un écho à peine déformé, on retrouve là une formulation de L’Échappée : il faut, à travers toute création, « nouer son nom comme un foulard ». Écrire, peindre ou dessiner sont pour l’enfant autant de moyens d’exister, de s’échapper. Faute de guérir d’une enfance pénible, d’un passé pesant, on peut, l’âge venu, essayer d’y déterrer des fragments de réponses pour le présent. L’essentiel est de savoir réchapper de ses souvenirs.
Anthony Dufraisse
Lionel Bourg :
L’échappée
L’Escampette, 122 pages, 11 €
Ce serait du moins quelque chose
Le Réalgar, 56 pages, 12 €
Domaine français Réchappé
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Anthony Dufraisse
Difficile de tourner la page de l’enfance, comme en témoignent en miroir deux récits de Lionel Bourg.
Un auteur
Réchappé
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.