La ferme. Un lieu mais aussi une injonction au silence. La terre, se taire. Là-bas, au cœur du Cantal, on parle peu, on trime au rythme des saisons, « dans le tournoiement des besognes toujours recommencées ». Au pays on ne vit pas comme ici, Claire, enfant de paysans montée à la capitale pour faire ses études de lettres classiques, en fait très vite l’expérience. Après Le Soir du chien (2001), Sur la photo (2003), Mo (2005), Les Derniers Indiens (2008) ou encore L’Annonce (2009), Marie-Hélène Lafon signe un très beau roman sur les origines. Son personnage principal évolue dans un perpétuel entre-deux. Entre enracinement et dépaysement. Elle est comme un balancier qui irait d’un pôle à l’autre sans s’arrêter jamais au milieu. Toute l’histoire témoigne de ce mouvement oscillatoire. « S’extraire de ce fin fond du monde » tout en préservant en soi le cocon premier, « le terrier ». Les Pays est une émouvante et délicate variation sur l’apprentissage de la différence et le tissage des existences qui se succèdent en nous, des périodes, comme l’on dit en peinture, de la vie.
Tout en traçant le parcours de cette jeune femme modeste et discrète, Marie-Hélène Lafon laisse voir, en arrière-plan, un monde agricole à bien des égards anachronique. Et en passe de disparaître. Mais l’effacement n’est cependant pas total. En Claire, un paysage sentimental et affectif survit et palpite. Ce sont, sans doute, les moments les plus touchants de ce roman : quand surgissent, par bribes, quand montent en elle par bouffées, ce qui fait la matière et l’atmosphère du pays : « Au Luxembourg, sous les frondaisons galantes de ce jardin de ville qu’elle découvrait, elle avait pensé à ça. Moins à eux là-bas, à ceux qui étaient pris dans les rets du gros travail de saison, qu’aux choses elles-mêmes, à l’érable de la cour, à la rivière, à l’herbe, à l’herbe surtout avant qu’ils ne la fauchent, ils le père ou le frère, l’herbe en houle souple ». Album, recueil qui paraît en même temps que ce roman, Marie-Hélène Lafon l’a tout entier consacré « aux choses elles-mêmes ». Elle invite, en vingt-six textes courts, à regarder l’infiniment ordinaire de son quotidien dans le Cantal : les tracteurs, les toits, les nuages, les chiens, les bottes. Ou bien l’herbe, de nouveau : « L’herbe est l’apanage de ce pays, sa première peau. Elle s’immisce, elle confond par sa virulence. L’herbe en terre verte ne se sème pas, elle se donne. (…) Elle emplit l’air, les nuits s’arrondissent d’elle, elle poursuit, elle happe, elle prend, se fait capiteuse, entête comme une chanson ancienne ».
Une ritournelle, c’est justement ce que Claire donne à entendre quand, amenée à rencontrer des gens issus d’autres milieux, résonne sa différence sociale fondamentale, non résorbable car identitaire. Devenue adulte et finalement parisienne, il lui sera plus facile de l’assumer : « Longtemps Claire avait tu ses enfances, non qu’elle en fût ni honteuse ni orgueilleuse, mais c’était un pays tellement autre et comme échappé du monde qu’elle n’eût pas su le convoquer à coups de mots autour d’une table avec ses amis de Paris ». Ce personnage de Claire, tout en vibrations et en émotions contenues, est à l’image du style de Marie-Hélène Lafon, bienveillant. De son écriture constellée d’éclats de vie et de mémoire, elle dessine une cartographie intime, un terroir tatoué à même la chair. On ne cesse jamais d’arpenter son territoire émotionnel, semble dire la romancière. Et comme Marie-Hélène Lafon dans Album, Claire pourrait dire : « Les vaches ruminent. Moi aussi ».
Anthony Dufraisse
Marie-Hélène Lafon
Les Pays
Buchet-Chastel, 203 pages, 15 €
Album
Buchet-Chastel, 105 pages, 10 €
Domaine français Le mal du pays
octobre 2012 | Le Matricule des Anges n°137
| par
Anthony Dufraisse
Un roman et un abécédaire. Dans l’un Marie-Hélène Lafon interroge les origines, dans l’autre elle collectionne les petites choses du quotidien.
Des livres
Le mal du pays
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°137
, octobre 2012.