Il nous a fallu ce temps, trois ou quatre mois et encore, privilégiés d’entre les privilégiés, ce temps d’été, ce battement, pour sortir de ce qu’Itxaro Borda appelait traumatisme collectif, on avait été écrasés comme par perversité narcissique, disait Itxaro, on était d’accord, c’était le 10 août, Itxaro, Ôrelie Arkoxa et Caroline Whiteman interrogeaient ici, sous le mûrier, ce qu’on fait et comment on le fait quand on écrit aujourd’hui une œuvre en basque, en basque et en Iparralde – le jour baissait, on s’interrompait, mangeait, visitait le dernier quinquennat, en était à compter, on ne pouvait s’en empêcher, on respirait ou réapprenait : trois mois, trois mois déjà après le 6 mai, on se pose à peine – disait-on sous le mûrier.
Minorité de la minorité de la minorité (basque de France et femme), je mets toutes les langues dans ma langue. Toutes ces cultures qui sont à moi : les pousser dans ma langue devenue toute neuve elle si vieille la plus vieille comme on aime dire – mais peu nous importe à nous ces questions de durée, d’origine. Traduire faire lire publier, papier et numérique, mêmes questions chez nous que chez vous, disait Itxaro. Bémol : petit pays aux transitions plus faciles. Bémol bis : petit pays de gros lecteurs. Si tu veux bien, la question de la reconnaissance symbolique et celle de la traduction, on verra plus tard. On prendra le temps. Disait Ôrelie.
La conversation d’Ôrelie, Itxaro et Caroline, c’était le français pour les théories de la littérature, l’anglais pour la facilité et les anecdotes, le basque pour tout, l’allemand quand était question d’Ilse Aichinger, d’une autre Ilse dont le nom m’échappe, dont l’histoire est d’un exil tragique, le castillan parfois, un mot manque et il arrive espagnol, isolé. En fait c’était le français souvent pour raison simple de politesse : j’étais là, avec elles, sous le mûrier, et monolingue. La question de la traduction en français, on en reparlera, ont dit Ôrelie et Itxaro.
Un long mois a passé après notre conversation sous le mûrier. Un mur de 12 km va être monté à Erdine, à la frontière gréco-turque, des fois qu’il n’y ait pas assez de morts en Méditerranée. Il y a quelques jours plus de soixante personnes ont péri, 31 enfants parmi elles, bloquées dans la cale d’un navire qui cherchait à rejoindre Athènes. À 100 m des côtes les migrants bloqués dans les cales ont coulé. Quittant la Syrie, objectif Grande-Bretagne via la Grèce, morts à Izmir. De juillet à fin août on a répété un mot en boucle, celui de démantèlement. À la fin du mois d’août on n’en pouvait plus, qui Rroms, qui gens du voyage, qui sédentaires monolingues et prêts à l’errance demain, de voir enfants aux mains des mères à Lyon Lille Mons-en-Barœul chercher asile de terrain désaffecté en terrain désaffecté. Fin août Valls a proposé que la garde à vue (pénale et interdite par la Cour de Justice européenne à ceux qu’une peine de prison n’attend pas – dont les étrangers sans titre de séjour) soit remplacée pour les étrangers par une rétention administrative (civile) de 12 heures. Loi d’exception, donc. Début septembre Richard Millet faisait l’éloge d’Anders Breivik. La littérature française inspirée par le multiculturalisme et l’antiracisme est indigence, niaiserie et ordure romanesque, écrivait Millet. Ce que Millet rêve littérature on a le choix entre vomir ou ricaner. Mais on a mieux : on en sait, des choses, en Iparralde et ailleurs, on en a, des exemples de langues d’écriture qu’une autre ou quelques autres pénètrent, et comme ça nous donne du plaisir. On en lit, des choses, en Iparralde, ailleurs, qu’inspire justement le multiculturalisme, comme on dit. Tiens, on pourrait faire une liste. Facile, ça vient tout seul. Le Voleur de Morphine, Sandoval. Je suis une aventure, Arno Bertina. Poreuse, Juliette Mézenc. Septentrio, Ôrelie Arkoxa. Partout là-dedans qu’est-ce que ça bouge !
Bien sûr avec Millet pas un poil ne nous remue. Pas romanesque, l’ordure. Mais fasciste pour de bon. Manquerait plus qu’après l’éloge littéraire de Breivik il se mêle encore de littérature.
À propos, Ôrelie, Itxaro, on remet ça, sous le mûrier ? Une conversation sur les langues, sur les conditions de leur expression, en Iparralde et ailleurs ? Sur ce que nous vivons, individuellement, collectivement ? Une conversation dans toutes les langues ? Je m’y mettrais, cette fois. Même maladroite. Sortis de traumatisme, pas question d’y retourner. Au boulot.
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Itxaro Borda est écrivain, auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont certains traduits en français, en espagnol et en anglais. Elle travaille à Bayonne, à la Poste. Entre les loups cruels, Maiatz, 2001. Jalgi hadi plazara, Susa, 2006
Ôrelie Arkoxa est poète et universitaire, responsables des études de littérature basque à l’université de Bordeaux 3.
Caroline Whiteman est doctorante à l’université du Colorado et prépare actuellement, sous la direction de Warren Mote, une thèse sur le roman écrit en Iparralde, c’est-à-dire au pays basque nord – côté français.
A la fenêtre Sous le mûrier
octobre 2012 | Le Matricule des Anges n°137
| par
Marie Cosnay
Sous le mûrier
Par
Marie Cosnay
Le Matricule des Anges n°137
, octobre 2012.