La cellule familiale, nœud de vipères diront certains, est un microcosme dans lequel des individualités se soumettent aux intérêts communs et où, parfois, les frasques d’un élément perturbateur requièrent un certain recadrage, voire un reniement. Depuis la publication de Bourrasque (Minuit, 1995), Hélène Lenoir creuse son propre sillon en s’attachant, chaque fois, à décrire le théâtre très incarné d’une histoire familiale dont un événement inattendu, violent, ravive les tensions et les malentendus, déchirant le voile d’une harmonie feinte. Une véritable esthétique du choc travaille en effet l’essentiel des textes de l’auteur du Répit (Minuit, 2003). Dans Pièce rapportée, cela revêt la forme d’un accident de vélo, celui de Claire, jeune préparatrice en pharmacie aux velléités suicidaires : « Elle a senti la masse sombre et chaude se rapprocher et la frôler en grondant sur sa gauche : (…), vrombissement aigu de son cri rouge, orange, bolide, fusée plongeant soudain dans du caoutchouc élastique puis dur, noir, et tout fut silencieux. »
Le motard de Pièce rapportée ne se contente pas de plonger Claire dans le coma en la renversant, il va surtout, à son insu, aider sa mère, Elvire, à sortir d’un long, trop long silence. En fuyant l’hôpital Beaujon, en se réfugiant dans l’exigüité d’un appartement parisien ou en fermant son téléphone portable, Elvire s’éloigne déjà. Elle s’éloigne de ce sentiment de terreur qui la tenaille « depuis plus de vingt ans », des gueulantes de l’irréprochable Frédéric, son mari, et de la cruauté sourde, pernicieuse, de tous les autres membres de la famille Bohlander. La cantate Ich habe genug (« J’en ai assez ») de Jean-Sébastien Bach en fond sonore, Hélène Lenoir, souffleuse discrète, mais opiniâtre, prête sa voix à une femme qui, faisant fi du « flot puant des très catholiques médisances », s’autorise enfin, douloureusement, le droit de dire non, de désirer…
Le récit de l’accident de Claire constitue l’amorce de Pièce rapportée ; un accident qui va bouleverser Elvire, sa mère, et légèrement ébranler la « sacro-sainte harmonie » de la famille Bohlander. L’accident de Claire, mais aussi l’hospitalisation de Véra dans Le Répit, la fugue de Lina dans Bourrasque ou, entre autres, la mort imminente de Geneviève Camelin dans Elle va partir, chaque fois l’intrusion d’un certain « réel » semble comme précipiter la matière verbale, romanesque…
Ce que je cherche pour pouvoir démarrer, c´est une image ou une phrase suffisamment forte pour m´entraîner vers une histoire dont je ne sais encore rien. La façon dont s´ouvrent la plupart des romans que vous avez cités correspond en réalité au moment où j´ai enfin été accrochée par quelque chose d´insolite au cours de ma recherche souvent très longue d’une nouvelle matière. Comme si, pour Pièce rapportée, j´avais remonté l´avenue Niel et surpris cette fille sortant de la Fnac et se dirigeant vers son vélo. J´ai décidé de l´observer, c´est-à-dire d´assister à cet...
Entretiens Sortie de scène
Roman d’une désertion affective, Pièce rapportée d’Hélène Lenoir fait corps avec le désir balbutiant, éperdu, d’une femme qui, suite à l’accident de sa fille, tente de s’arracher au carcan moral d’une belle-famille délétère.